La malédiction du saphir
Madagascar est aujourd’hui la principale source de saphirs pour les marques suisses de joaillerie et d’horlogerie. Mais l’État malgache et les mineurs artisanaux qui les extraient dans des conditions terribles ne profitent guère de cette manne, le plus souvent exportée clandestinement. Enquête de terrain.
Le paysage est martien, avec cette terre rouge criblée de trous. D’un diamètre de 100 centimètres, les cavités sont surmontées d’une poulie rudimentaire, fabriquée à partir de planches de bois, qui permet aux mineurs d’atteindre le fond de la mine. Lorsqu’ils remontent, ils sont recouverts d’une poussière grise qui leur donne un air fantomatique.
D’autres creusent à la pelle, extrayant l’eau rougeâtre à l’aide de motopompes pétaradantes. Chaque équipe est accompagnée d’un garde qui surveille les opérations un fusil sur l’épaule. Une fois les gravats extraits, ils sont placés dans des sacs et portés à dos d’homme jusqu’à la rivière, où ils sont lavés dans un tamis, avec l’espoir d’y trouver une gemme.
« Aujourd’hui, nous avons trouvé cinq saphirs, roses, blancs et bleus, glisse Robelfin, un mineur de 30 ans vêtu d’un t-shirt de Iron Man, en montrant de petits galets colorés. Ce soir, j’irai les vendre en ville. Mais nous sommes quatre à nous partager la mise. Ce n’est pas aujourd’hui que je deviendrai milliardaire ! » Il y a trois semaines, Robelfin travaillait encore comme barman sur la côte, dans un beach club de Mangily. Il est venu ici car, comme tant d’autres, il avait entendu des rumeurs sur une nouvelle mine de saphirs.
Surnommée Be Mandresy, elle a vu le jour il y a trois semaines. Un agriculteur du coin a trouvé un saphir et fait venir les membres de sa famille élargie. La nouvelle s’est alors répandue comme une traînée de poudre, et près d’un millier de mineurs exploitent désormais cette zone au cœur de la savane du sud de Madagascar. Sur la route qui y mène, une piste de terre cabossée à deux heures de la RN7, la seule voie goudronnée du pays, on croise régulièrement des taxis-brousse pleins à craquer, le toit recouvert des maigres possessions de migrant∙e∙s qui rêvent aussi de saphirs.
Un village fait de huttes en branchage a vu le jour à côté de la mine. Les femmes préparent à manger dans de grandes marmites au-dessus du feu. Des enfants, certains le ventre distendu par la dysenterie, jouent à se pourchasser. Les plus grands sont partis à la rivière afin d’aider leurs parents à laver les gravats. Il n’y a ni école, ni électricité, ni latrines dans ce village sorti de terre comme un champignon.
La mine se trouve au cœur de la région minière d’Ilakaka, une zone de 4000 km2 qui abrite l’un des plus importants gisements de saphirs au monde. Découvert en 1998, il représente aujourd’hui l’une des principales sources de ces gemmes au niveau mondial, fournissant les grandes marques joaillières et horlogères helvétiques.
Des dizaines de milliers de mineurs artisanaux y cohabitent avec quelques centaines d’acheteurs étrangers – des Sri-Lankais et des Thaïlandais, mais aussi des Suisses. Ces intermédiaires se chargent d’exporter les pierres brutes, en contournant les procédures officielles et à coup de pots-de-vin, vers le Sri Lanka et la Thaïlande. Elles y sont taillées et revendues à grand profit, avant de finir dans le giron des géants du luxe, comme le groupe genevois Richemont (propriétaire notamment de la marque Cartier), le lucernois Bucherer (récemment racheté par Rolex), Harry Winston (qui appartient au groupe Swatch) ou le joaillier lucernois Gübelin.
Après avoir extrait les gravats sous terre, les mineurs de Be Mandresy les lavent dans la rivière sous l'œil de gardes armés.
Après avoir extrait les gravats sous terre, les mineurs de Be Mandresy les lavent dans la rivière sous l'œil de gardes armés.
Appartenant à la famille des corindons, le saphir est l’une des trois pierres précieuses de couleur, aux côtés du rubis et de l’émeraude. Les variétés bleu royal et padparascha, un rose orangé censé ressembler à une fleur de lotus au lever du soleil, sont les plus prisées.
Les saphirs de qualité joaillière proviennent traditionnellement du Cachemire, dans l’Himalaya indien, de Thaïlande et du Sri Lanka. « Mais les mines dans ces pays sont pour la plupart épuisées », note Elke Berr, une marchande de pierres précieuses basée à Genève. Au Sri Lanka, les turbulences politiques et des règles environnementales plus strictes ont également freiné la production. Dans le cas du Myanmar, où les gisements sont moins importants, les gemmes peinent à trouver des débouchés depuis l’embargo décrété en 2021 contre la junte militaire.
Plus récemment, des saphirs ont été découverts au Rwanda, en Tanzanie, au Kenya et à Madagascar. Ce dernier pays domine désormais la production mondiale, avec 40 à 60 % des volumes. Sur le plan international, il y a toutefois une carence de saphirs. « Cela a provoqué une envolée des prix, qui ont triplé entre 2005 et 2015 », dit Elke Berr. Un phénomène accentué par la demande en hausse des nouvelles classes moyennes chinoises et indiennes, ainsi que par la popularité croissante des gemmes de couleur comme valeur refuge prisée des investisseurs.
La présence de pierres précieuses à Madagascar est connue depuis l’ère coloniale française. Mais il a fallu attendre la découverte, en 1994, de saphirs bleus d’une qualité exceptionnelle, à Andranondambo, tout au sud du pays, pour que l’extraction débute. Le gisement d’Ilakaka a quant à lui été découvert en 1998.
Ilakaka la terrible attire des Suisses
Des centaines de mineurs artisanaux se sont alors précipités dans cette région désertique et pastorale dominée par l’ethnie Bara. Ce qui n’était à l’origine qu’un hameau d’une quarantaine d’habitant∙e∙s est devenu une cité minière qui compte aujourd’hui une population d’au moins 60'000 personnes.
Ilakaka prend alors des airs de ville-frontière sans foi ni loi, avec « des hommes qui se promènent un pistolet à la hanche », « des attaques armées contre les Malgaches et les étrangers qui ont récemment acheté ou vendu une gemme de valeur » et des policiers corrompus « qui louent leurs armes à feu aux bandits », selon le récit fait par l’ambassadeur des États-Unis dans un câble diplomatique daté du 19 mars 2008 et dévoilé par Wikileaks. En janvier 2007, le beau-frère d’Osama Ben Laden, Mohammed Jamal Khalifa, se fait assassiner à Ilakaka, à la suite d’une vente de saphirs qui a mal tourné.
Durant cette phase chaotique, plusieurs Suisses s’implantent à Ilakaka, aux côtés des acheteurs sri-lankais et thaïlandais arrivés en masse dès le début de la ruée. Un Zurichois qui a fait fortune dans le commerce de gemmes en Tanzanie venait une fois par semaine depuis la capitale, Antananarivo, comme le raconte un documentaire de la SRF datant de 2000. « Il posait son petit avion à proximité d’Ilakaka et gagnait son comptoir d’achat accompagné de plusieurs gardes du corps armés », se remémore Vincent Pardieu, un gemmologue français qui étudie le gisement d’Ilakaka depuis ses débuts.
Une foule l’y attendait. « Il arrivait avec des sacs emplis de billets et achetait tout, sans trier ni négocier », relate Rémy Canavesio, un anthropologue français qui a effectué plusieurs séjours sur place. De retour à Antananarivo, il partageait son trésor avec un autre Suisse, le Bernois Alex Leuenberger, qui avait déménagé à Madagascar en 1996, après ses études. « Il me laissait choisir les pierres mais c’est lui qui fixait le prix », dit ce dernier. Les gemmes étaient alors vendues à des grossistes au Japon, aux États-Unis, en Thaïlande et en Europe. Plus tard, ce Zurichois a fondé le portail de vente en ligne de gemmes taillées Multicolour Gems, basé à Bangkok. Contacté, il n’a pas souhaité s’exprimer.
Aline, la société thounoise qui aime les saphirs
Quant à Alex Leuenberger, il s’est installé à Ilakaka pour y exploiter une mine mécanisée, avec le soutien de la société Pink Valley. « À l’époque, nous avions 14 camions, 8 à 10 excavateurs et 1 bulldozer, se remémore-t-il. Nous lavions 2000 m³ de graviers par jour ». Mais les coûts étaient, selon lui, exorbitants. « Nous devions débourser 200'000 à 280'000 dollars par mois rien que pour tourner », dit-il. En 2004, la mine a fait faillite, raconte-t-il.
Alex Leuenberger est retourné en Suisse, où il a fondé la société ALine GmbH, près de Thoune, spécialisée dans l’achat et la revente de gemmes. Il est devenu l’un des principaux fournisseurs du secteur joaillier et horloger, comptant parmi ses clients des marques suisses et internationales comme Cartier, Gübelin, Bulgari, Tiffany, Louis Vuitton, Dior et Chanel. Les pierres brutes obtenues à Madagascar sont taillées dans son atelier de Bangkok et par la société sri-lankaise Sapphirus Lanka.
ALine GmbH a longtemps compté parmi ses fournisseurs de saphirs malgaches un autre Suisse, le Genevois Marc Noverraz. Serrurier de formation, ce dernier a sillonné l’Afrique en quête d’or, d’émeraudes et de diamants pour le secteur horloger suisse, avant de s’installer à Madagascar en 1996. « Je suis arrivé sur place avec 3000 francs, mon couteau suisse et une machine à tailler fabriquée avec des pièces automobiles », se souvient-il. En 1998, il entend parler de la ruée sur Ilakaka. « Six mois plus tard, j’y étais, glisse-t-il. Cela a changé ma vie. Au début, on achetait les saphirs par gobelets ».
Avec Daniel Grondin, un Français rencontré en Suisse, il s’essaie lui aussi à l’extraction mécanisée sur un site isolé, montant en 2003 la société Dream Stone Trading. Mais comme Alex Leuenberger, les deux hommes se heurtent à des coûts d’exploitation élevés. Au bout de trois ans, ils renoncent et se concentrent sur l’achat de pierres à des mineurs artisanaux. Leurs gemmes sont vendues à la société ALine GmbH, mais aussi aux joailliers suisses Gübelin ou Frieden, ainsi qu’à des grossistes états-uniens et japonais.
Kinawate, le mineur qui ne parvient pas à nourrir ses enfants
Lorsqu’on parcourt le tronçon de la RN7 qui coupe Ilakaka en deux, son passé de ville du Far West semble lointain. Des cahutes proposant d’effectuer des virements avec Airtel ou MVola, des services de transfert d’argent mobiles, se succèdent le long de la route. Des femmes, le visage recouvert d’une pâte jaune pour se protéger du soleil, passent avec, sur la tête, des paniers chargés de poissons, de beignets frits et de tomates. La ville compte désormais des écoles, un poste de police et un dispensaire. Elle est alimentée en électricité 24h/24 grâce à une centrale solaire.
Mais si l’on s’aventure dans les ruelles adjacentes, le bitume cède la place à des chemins de terre bordés de cahutes en bois et en tôle aux airs de bidonville. Une publicité vante un bar appelé « Les Jokers » et ses machines à sous. Plus loin, une voiture est renversée, ses sièges imbibés de sang. La veille au soir, un groupe de mineurs, grisés par une vente de gemmes, s’est lancé dans une beuverie avant de prendre le volant. La violence, si elle est moins visible, n’a pas disparu. Il y a quelques jours, un garde de sécurité a été abattu.
Le soleil vient de se lever. Kinawate, un mineur de 54 ans arrivé à Ilakaka en 1999, est déjà en route. Muni d’une pelle et d’une barre-à-mine, une barre de fer taillée en pointe, il prend la direction des mines. Grand corps maigre, mains calleuses usées par le travail et sourire chaleureux, ce père de famille, qui a autrefois travaillé sur un bateau de pêche au nord du pays, marche vite mais sans se presser. Arrivé dans une grande étendue de savane criblée de trous, il repère aussitôt la mine qu’il exploite avec un collègue.
Kinawate est indépendant. « Je m’auto-finance mais je peux garder 100 % du prix des gemmes que je trouve », explique-t-il. Il les vend en général à des « démarcheurs », des hommes d’affaires malgaches qui rodent aux abords des mines, arborant de fausses Rolex et des complets élimés. Ceux-ci achètent les pierres aux mineurs, avant de les revendre jusqu’à cinq fois plus cher aux marchands de gemmes sri-lankais ou thaïlandais installés dans la région.
Certains mineurs artisanaux concluent un accord avec un « patron » malgache ou sri-lankais qui leur fournit du riz, du pétrole et des outils. En échange, ils lui cèdent jusqu’à 50 % du prix de chaque gemme vendue. D’autres touchent une paie quotidienne mais pas de pourcentage sur les saphirs.
Kinawate commence par construire une poulie en bois, reliée à un bidon en plastique coupé en deux. La mine n’est étayée que par quelques anneaux de bois et un faisceau de brindilles.
Le sol argilo-sablonneux est pourtant friable, et les accidents sont fréquents. « Il y a deux mois, j’ai perdu un ami, livre-t-il. Il est mort enterré vivant lorsque la galerie s’est effondrée. Nous avons passé des heures à creuser pour le retrouver, en vain. » Lorsqu’il descend sous terre, il essaie de ne pas songer au danger. « Sinon je ne pourrais plus travailler », glisse-t-il.
Muni d’une torche et de sa barre de fer, Kinawate se laisse glisser jusqu’au fond de la mine grâce à la poulie. Elle fait environ 10 mètres de profondeur. Les mineurs creusent verticalement jusqu’à atteindre la couche gemmifère, un mélange de galets et des saphirs charriés par une rivière préhistorique surnommée « lalan-bato » (« la route des pierres »), puis ils déblaient des galeries perpendiculaires.
Les tunnels sont si étroits qu’ils doivent ramper. Il y fait une chaleur étouffante. « Je passe en général quatre heures sous terre, avant de passer le relais à mon collègue », dit Kinawate. Dans certaines zones, il faut creuser jusqu’à 30 ou 40 mètres pour atteindre la couche gemmifère. À cette profondeur, l’oxygène manque et il peut y avoir des poches de gaz toxiques. Les mineurs ont donc développé un système D fait de sacs en plastique reliés à un boyau qu’une personne à la surface emplit d’air et compresse pour envoyer de l’oxygène au fond de la mine.
Comme tous les mineurs artisanaux d’Ilakaka, Kinawate est pris au piège par son rêve de trouver la pierre qui le rendra riche. Dans ce pays marqué par les sécheresses et les famines, où 70 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour, il n’y a guère d’autres opportunités.
« La vie est dure ici, dit-il. Si je pouvais, je rentrerais chez moi. Mais je n’ai même pas l’argent pour payer le billet de bus. Et je ne peux pas rentrer au village les mains vides. Ce serait honteux. »
Sa meilleure prise : un saphir de 7 grammes vendu pour 50 millions d’ariarys (9920 CHF). « Mais ce montant a dû être divisé entre six mineurs, alors nous n’avons touché qu’un peu plus de 8 millions d’ariarys chacun (1650 CHF), détaille-t-il. Pas de quoi changer une vie. »
La Banque suisse
Kinawate peut au moins rêver de devenir riche. Ce n’est pas le cas de la douzaine d’hommes qui creusent une mine à ciel ouvert d’une cinquantaine de mètres de diamètre sous un soleil de plomb. Ils travaillent en rythme et à la chaîne, jetant de grandes pelletées de terre rouge derrière eux. Appelée « décapage », cette technique est utilisée lorsque la couche gemmifère se trouve sous la nappe phréatique. Le site, en bordure d’Ilakaka, a été surnommé « la Banque suisse » en raison de son potentiel.
« Je gagne 10'000 ariarys par jour (2 CHF), raconte Sarobidy, un jeune homme de 18 ans qui travaille dans la mine avec son père depuis l’âge de 15 ans. Si je viens, je suis payé, sinon pas. » Son cas n’est pas rare. Les enfants aident leurs parents à trier et laver les gravats récoltés dans les mines dès l’âge de 5 ans. À partir de 15 ans, ils sont considérés comme des adultes et descendent sous terre.
La journée touche à sa fin. Kinawate et son collègue placent les gravats dans des sacs de ciment et les transportent à la rivière sur leur dos, en grimaçant. Chaque sac pèse 40 à 50 kilos.
Arrivés sur la berge, ils lavent les galets sur un tamis rudimentaire. Puis ils examinent les petites pierres rondes, les soulevant par poignées dans l’espoir de voir l’une d’elles scintiller au soleil, jusqu’à ce que le dernier sac soit vide.
« OK, il n’y a rien. »
Kinawate peine à cacher sa déception. « Cela fait trois mois que nous n’avons pas trouvé de pierre, dit-il. Et pourtant nous devons manger tous les jours. »
Il se met en route pour Ilakaka, où il vit dans une cahute en bois avec pour seuls meubles un lit et une chaise élimée. Assise par terre, sa femme, Jacqueline, repasse des vêtements avec un fer chauffé au charbon. Elle lave ceux des voisins pour 5000 ariarys (1 CHF) par jour. Leurs filles Lianah, 8 ans, et Kalicia, 17 ans, sont assises sur le lit. La seconde joue avec son bébé de 7 mois. Comme Kinawate n’a rien trouvé à la mine, la famille devra attendre que Jacqueline ait fini de travailler pour pouvoir acheter à manger.
Extraction à large échelle
Dominé jusqu’ici par les mineurs artisanaux, le rush minier d’Ilakaka est sur le point de changer de nature. « La plupart des gemmes en surface ont déjà été extraites, estime le gemmologue Vincent Pardieu. L’avenir du gisement passe par une exploitation mécanisée à large échelle. » Cela permettra notamment d’atteindre les saphirs situés à une plus grande profondeur.
Cette perspective a aiguisé l’appétit de Guillaume Ah Thion, un jeune entrepreneur sino-malgache qui a noué une relation d’affaires avec l’importateur bernois Alex Leuenberger. Il vient de reprendre, avec son frère, la société minière Gondona, créée par son père. Situé au bout d’une piste en terre, le site ressemble à une grande balafre coupant la savane en deux. Deux pelleteuses ont décapé les quelques mètres de terre « stérile » au-dessus de la couche gemmifère, creusant un long boyau dans la terre sablonneuse. Il est empli d’une eau turquoise qu’une pompe s’active à extraire.
À proximité d'Ilakaka, la mine mécanisée de Gondona a défiguré la vallée.
À proximité d'Ilakaka, la mine mécanisée de Gondona a défiguré la vallée.
« Ce canal suit le cours de la rivière préhistorique », explique l’homme de 23 ans. Une fois extraits, les gravats sèchent une nuit à l’air libre, sous l’œil vigilant d’un garde armé, puis sont chargés sur l’un des camions qui dévalent la piste de terre jusqu’à la rivière. Ils y sont introduits dans une station de lavage qui recrache les gravats sans intérêt dans la rivière, devenue beige et opaque. « Ce qui nous intéresse se trouve ici, explique Guillaume Ah Thion, en pointant du doigt deux cônes inversés sous la machine, où les pierres d’une densité de 3 à 5, celle du saphir, ont été collectées. Il en tirera 20 à 30 sacs, qui seront triés manuellement.
Gondona a déjà commencé à prospecter un autre site, dans une zone isolée à une heure et demie de route. « Ils ont retourné toute la vallée à proximité d’Ilakaka, raconte Rémy Canavesio. Ils ont notamment détruit une forêt le long de l’une des rivières. » La population d’Ilakaka se plaint par ailleurs que le niveau des puits a baissé depuis que Gondona a commencé à mener des opérations de grande envergure, il y a environ cinq ans. « On ne m’a jamais parlé de cela », réagit Guillaume Ah Thion, qui reconnaît toutefois que ses mines ont fait baisser le niveau de la nappe phréatique à certains endroits, « de façon ponctuelle ».
Un salaire de 47 francs par mois
Les employés, dont certains vivent dans des huttes à côté de la mine, sont salariés. « Nous avons 200 à 250 travailleurs », dit Guillaume Ah Thion. La majorité d’entre eux touche l’équivalent du salaire minimum malgache, soit 238'800 ariarys (47 CHF). Ce dernier « est bas, même en comparaison africaine, et a été imposé de façon unilatérale par le gouvernement sans négociation avec les syndicats », dénonce Barson Rakotomanga, un dirigeant syndical.
Construite en briques couleur miel, avec une grande terrasse et une piscine, la demeure de la famille Ah Thion tranche avec ses environs. « Tous les dix jours, nous organisons des enchères ici avec les acheteurs sri-lankais du coin », dit le jeune patron, en montrant des sachets plastiques contenant des lots de saphirs classés en fonction de leurs carats qu’il vient d’extraire d’un immense coffre-fort. Ses plus belles pièces, il les réserve toutefois à la société ALine GmbH d’Alex Leuenberger, ainsi qu’à la maison française Piat, qui fournit notamment Rolex, Cartier, Van Cleef & Arpels et Hermès, et possède une filiale à Genève.
Si Gondona est pour l’heure seul à faire de l’extraction mécanisée à Ilakaka, cela devrait rapidement changer. Le géant britannique GemFields, qui possède des mines d’émeraude en Zambie et de rubis au Mozambique, a déjà commencé à étudier une implantation à Ilakaka. Cet été, il a toutefois saisi la justice britannique pour dénoncer Romy Andrianarisoa, la directrice de cabinet du président Andry Rajoelina, depuis démise de ses fonctions, qui lui avait demandé un pot-de-vin de 250'000 francs suisses en échange d’une concession minière.
S’il s’agit du premier cas de corruption d’une telle ampleur révélé dans l’industrie malgache du saphir, le versement de pots-de-vin est communément pratiqué dans les autres secteurs de l’économie de ce pays que Transparency International a placé en 142e position sur 180 de son classement sur la corruption. Le concurrent de GemFields, la société Fura Gems, sise à Dubaï, s’intéresse aussi à la région.
Mohamed Ifthikar, acheteur sri-lankais : « Je me fais en moyenne 400 % de profit »
Il est 15h30. Juste après Ilakaka, sur la RN7, le village des acheteurs de Sakaviro commence à s’animer. Sortie de terre il y a quelques années, cette collection de cabanes en bois et de maisons en dur aux airs de mini-palais fortifiés permet aux acheteurs sri-lankais et thaïlandais de se procurer les plus belles pierres au sortir de la mine, avant qu’elles n’atteignent Ilakaka. Chaque jour entre 16 h et la tombée de la nuit, Sakaviro se remplit d’une foule qui déambule d’un comptoir d’achat à un autre, à la recherche du meilleur prix. L’ambiance est frénétique. L’odeur de l’argent flotte dans l’air.
« J’en veux 750'000 ariarys (148 CHF) », lance un Malgache en jetant un saphir rose sur le plateau de plastique blanc posé devant un acheteur thaïlandais. Ce dernier examine la pierre avec un casque muni de verres loupes et la mesure avec un mètre. « Je t’en donne 600'000 (119 CHF) », dit-il. « OK ». Le deal est fait.
Le suivant a une pierre bleu-gris pour laquelle il demande 5 millions d’ariarys (990 CHF). Cette fois, le Thaïlandais prend son temps. Il trempe la gemme dans un bol d’eau, la pèse (4,5 grammes) et l’examine avec une mini-torche. « Je regarde la couleur, la forme, la taille et la clarté de la pierre, explique-t-il. Je guette aussi les fissures ou les bulles ». Il finit par proposer 1 million d’ariarys (198 CHF). « Tu peux monter ton prix ? » « Non. » « Je prends quand même. »
L’une des devantures les plus grandioses appartient à World Gems. « Nous achetons de tout, des petites pierres pour la bijouterie de masse comme des pièces d’exception pour la haute joaillerie », dit Kizwan, 45 ans, qui est arrivé depuis Colombo il y a deux mois. Il se dit prêt à payer jusqu’à 100 millions d’ariarys (19'790 CHF) pour un beau saphir bleu.
Contrairement aux diamants ou à l’or, le prix des saphirs n’est pas déterminé par des critères fixes. Il dépend de facteurs peu tangibles, laissés à l’interprétation de l’acheteur. Les mineurs ignorent en outre l’usage fait des pierres qu’ils chassent à longueur de journée. Parmi la douzaine interviewée, seul un savait que les saphirs servent à fabriquer des bijoux. Ce flou pénalise les mineurs. « Ils manquent d’information concernant la valeur des pierres et il n’est pas rare qu’ils se fassent proposer un prix 50 % trop bas », note Alex Leuenberger.
Arrivé à Ilakaka en 2000 depuis Ratnapura, la principale région gemmifère du Sri Lanka, Mohamed Ifthikar, le patron de Suranga Gems, est l’un des gagnants du système. « Les affaires tournent bien, glisse-t-il. Les mineurs sont un peu mieux renseignés qu’au début de la ruée, mais je me fais quand même en moyenne 400 % de profit sur les gemmes que j’achète d’ici. »
Face à la force de frappe des acheteurs sri-lankais et thaïlandais, les autres acteurs opérant dans la région se sont progressivement fait évincer. C’est ce qui est arrivé au Genevois Marc Noverraz, qui n’a pas pu s’aligner sur leurs prix. Dès 2007, il a donc décidé de changer de voie, en créant une ligne de bijoux appelée Colorline, réalisée par deux tailleurs malgaches qu’il a formés aux critères de la joaillerie. Ces créations sont désormais exposées dans une grande maison blanche au cœur d’Ilakaka. Les touristes vont voir la Banque suisse avant d’y faire leurs emplettes.
Daniel Grondin, le comparse des premières heures, a quant à lui créé une co-entreprise avec Guillaume Ah Thion appelée FairGems, qui possède un petit atelier de taille à Antananarivo. Les mains noircies par l’huile, deux artisans s’y affairent, chauffant leurs outils à la bougie avant de polir les pierres brutes sur une meule. « Nous taillons 10 à 15 pièces par jour », dit Daniel Grondin. Il fournit des clients au Moyen-Orient, en Chine, en Inde et en Russie, ainsi que des maisons de la Place Vendôme, à Paris. Alex Leuenberger lui achète aussi des pierres.
Dessous-de-table et bureaucratie
Comme tous les acheteurs de gemmes à Madagascar, il est confronté à une procédure d’exportation kafkaïenne. « Il faut prévoir entre 10 et 15 jours de tracasseries administratives, dit-il.
« À chaque étape du processus, on nous demande des pots-de-vin pour obtenir un tampon ou un document officiel. »
De plus, le gouvernement ne cesse de changer les règles du jeu. Durant la crise du Covid-19, les exportations de gemmes ont été suspendues, une restriction qui n’a été levée qu’en septembre 2022. Elles avaient déjà été interrompues pendant deux ans entre 2008 et 2010, sur décision unilatérale du gouvernement de Marc Ravalomanana. Résultat : « il est quasiment impossible de faire sortir des pierres de Madagascar de façon légale », estime Rébecca Michelot, qui préside la section romande de la Société Suisse de Gemmologie. « Si on déclare tout, on est mort », confirme Daniel Grondin.
Cela a fait émerger un système parallèle, utilisé par l’immense majorité des exportateurs de gemmes. Concrètement, ces derniers obtiennent de faux documents d’exportation, fournis par les fonctionnaires qui sont en charge des procédures d’exportation officielles. « Ce sont les mêmes gens et les mêmes tampons, mais cela coûte quatre fois moins cher et va plus vite », dit Daniel Grondin.
Puis, « à l’aéroport, les douaniers et les policiers s’entendent pour faire passer les pierres brutes à travers l’immigration, et les acheteurs les récupèrent juste avant de monter dans l’avion », décrit Alex Leuenberger. À chaque étape du processus, des pots-de-vin sont versés.
Si les acheteurs étrangers sont en général au courant de ces schémas illégaux, leur mise en œuvre est confiée aux intermédiaires, notamment sri-lankais, basés dans le pays. « On les laisse faire le sale boulot pour éviter de se salir les mains », glisse un marchand de gemmes genevois.
Dans la capitale malgache, Antananarivo, les saphirs sont taillésdans de petits ateliers, dont certains sont détenus par desFrançais et des Suisses. Certaines pierres sont vendues dans des boutiques et des hôtels à Madagascar, mais elles sont en grande partie exportées.
Dans la capitale malgache, Antananarivo, les saphirs sont taillésdans de petits ateliers, dont certains sont détenus par desFrançais et des Suisses. Certaines pierres sont vendues dans des boutiques et des hôtels à Madagascar, mais elles sont en grande partie exportées.
Cela a pour effet de fausser les chiffres à l’exportation. « Officiellement, Madagascar n’exporte pratiquement pas de gemmes, dénonce Rémi Botoudi, secrétaire général de la confédération syndicale SEKRIMA. Cela signifie que les revenus issus de cette activité n’apparaissent pas dans les comptes de l’État et que nous ne profitons pas, en tant que nation, des taxes à l’exportation. »
En 2022, la grande île aurait exporté pour 60’179 dollars de gemmes (rubis, émeraudes et saphirs), selon les statistiques des Nations unies. En 2019, avant les restrictions liées au Covid-19, ce montant s’élevait à 210'088 dollars. Mais en réalité, Madagascar exporterait pour environ 150 millions de dollars de saphirs par an, selon diverses estimations.
Lorsque les saphirs quittent Madagascar, ils partent généralement vers le Sri Lanka. Les gemmes y sont taillées et, pour celles de moindre qualité, chauffées à plus de 1500 degrés afin de rendre leur couleur plus vive ou dissoudre leurs inclusions et augmenter leur clarté.
Elles sont ensuite vendues à des grossistes thaïlandais. « Ces pierres passent presque toutes par Bangkok à un moment de leur parcours », note Vincent Pardieu. La ville est en effet devenue un centre mondial pour le négoce de gemmes de couleur, à l’instar de New York et Anvers pour le diamant.
De là, elles sont rachetées par d’autres intermédiaires qui les acheminent vers leur destination finale. Les plus belles pièces sont exposées dans les foires internationales, comme le salon GemGenève ou à Hong Kong, Las Vegas et Tucson, avant de finir dans le giron des grandes marques de joaillerie et d’horlogerie.
Parures de rêve pour pierres de cauchemar
Hébergé à l’étage du bâtiment octogonal qui abrite le quartier général de Gübelin, près du lac de Lucerne, le Gem Lab ressemble davantage au bureau d’une start-up qu’à un laboratoire. Des gemmologues sont à leur ordinateur, occupés à effectuer des calculs complexes afin de déterminer le degré de similitude des pierres qu’on leur a confiées avec la collection de référence. « Celle-ci contient plus de 28'000 gemmes, récoltées dans les mines du monde entier », explique Daniel Nyfeler, le patron du Gem Lab.
La Suisse abrite en effet les deux laboratoires d’analyse de gemmes de couleur les plus réputés au monde : le Gübelin Gem Lab à Lucerne et l’Institut suisse de gemmologie à Bâle, respectivement fondés en 1923 et 1972. Tous deux délivrent des rapports qui déterminent l’origine de la gemme et si elle a subi des traitements. Ils attribuent aussi une note à la pierre et, dans certains cas, une couleur, comme « bleu royal » ou « sang de pigeon », des titres convoités.
Pour analyser une pierre, les employé∙e∙s du Gem Lab commencent par l’examiner au microscope, puis la soumettent à plusieurs appareils de spectroscopie et de spectrométrie de masse afin de déterminer sa composition moléculaire et chimique. « Une pierre est comme une capsule spatio-temporelle, dit Daniel Nyfeler. Elle renferme de nombreux minéraux qui nous renseignent sur le lieu et l’époque à laquelle elle a été formée ». Chaque année, le laboratoire analyse 10'000 gemmes.
Précis, le procédé n’est toutefois pas infaillible. Au début de la ruée vers le saphir à Madagascar, « les laboratoires manquaient de pierres de référence en provenance de ce pays », raconte Vincent Pardieu. Cela a donné lieu à des erreurs. « Plusieurs saphirs ont faussement été identifiés comme provenant du Cachemire ou du Sri Lanka », dit-il.
Aujourd’hui encore, les saphirs de Madagascar restent les plus difficiles à identifier. Daniel Nyfeler ouvre un tableau sur son ordinateur montrant l’analyse d’une gemme malgache. Le modèle statistique ne lui attribue que 46 % de chances de provenir de la grande île, contre 40,5 % pour le Sri Lanka.
Cela n’est pas anodin. Les gemmes malgaches valent 10 à 15 fois moins cher que celles du Cachemire et 10 à 20 % de moins que celles du Sri Lanka.
« Les mines historiques génèrent tout un imaginaire, ce qui pousse le prix de leurs gemmes à la hausse »,
indique Rébecca Michelot.
Pour améliorer la traçabilité des gemmes, le Gem Lab de Gübelin a donc lancé en 2017 l’initiative Provenance Proof. Cette dernière a développé une solution contenant des nanoparticules munies d’ADN synthétique dans lequel on peut encoder des informations, comme la mine dont la pierre a été extraite. « La gemme est plongée dans ce liquide, qui s’immisce dans de minuscules fissures à sa surface », explique Klemens Link, le directeur de Provenance Proof.
Pour compléter son profil au fil du temps, la start-up a développé en 2019 un système fondé sur la blockchain, qui consiste à créer un jumeau numérique de la gemme. Cela permet à tout moment d’ajouter des données au sujet de la pierre (Qui l’a achetée ? Qui l’a taillée ? A-t-elle subi des traitements ?). « Une fois introduite dans la base de données, l’information ne peut plus être modifiée », précise-t-il. Plus de dix millions de gemmes y figurent déjà.
Une part importante des gemmes de grande qualité analysées par le Gem Lab de Lucerne finit dans les coffres-forts de négociants genevois. Pour accéder au bureau de Benjamin Mizrahi, il faut traverser un sas de sécurité, muni de caméras de surveillance, et passer pas moins de quatre portes blindées. Il est en pleine discussion avec un marchand de gemmes sri-lankais venu lui apporter des saphirs malgaches.
« Je me concentre sur les belles pièces pour la haute joaillerie, dit l’homme d’affaires, qui s’est mis à son compte il y a douze ans après avoir travaillé pour Piaget et De Grisogono. C’est un marché très différent de celui de l’horlogerie, qui nécessite plutôt de nombreuses petites pierres de couleur et de taille identique pour les sertir sur un cadran ou un bracelet de montre ».
Genève est devenu un centre de négoce pour les pierres précieuses après la Deuxième Guerre mondiale. « De nombreux marchands de gemmes étrangers sont venus s’y installer, dit Thomas Färber, héritier d’une dynastie de bijoutiers allemands qui s’est installé à Genève dans les années 80. Les maisons de ventes aux enchères comme Christie’s et Sotheby’s y ont aussi ouvert des antennes. »
La Cité de Calvin a en outre bénéficié de la présence des ports francs.
« Cela évite de payer les taxes à l’importation sur une gemme avant de l’avoir vue de ses propres yeux »,
relève Elke Berr, l’une des seules femmes de la place, qui a créé la maison Berr & Partners en 1986. Elle s’est rendue à Madagascar à deux reprises et s’y procure régulièrement des pierres.
Le milieu confidentiel des marchands de gemmes genevois, dont les bureaux, dépourvus d’enseigne, se trouvent à l’étage d’immeubles discrets dans les rues basses, est essentiellement composé de « maisons familiales qui se transmettent de génération en génération », indique Charles Abouchar, dont la société a vu le jour en 1979. Il y en a une trentaine dans la ville du bout du lac.
Pour observer le résultat de leurs ventes, il suffit de longer la rue du Rhône. Les vitrines de marques de joaillerie s’y succèdent : Bulgari, Piaget, Adler, Chopard, Graff, Cartier, Gübelin. Dans leurs boutiques aux airs d’écrin, les parures scintillent sous l’éclairage subtil. Les prix ne sont jamais affichés.
« Je trouve extrêmement problématique que des marques de joaillerie suisses se fournissent en saphirs à Madagascar »,
juge Glen Mpufane, en charge du secteur de l’extraction des pierres précieuses pour la fédération syndicale IndustriALL Global Union, basée à Genève. Les mineurs y subissent des conditions de vie et de travail terribles, bien pires que dans d’autres pays africains. »
Les saphirs d’Ilakaka se retrouvent dans l’assortiment de nombreuses marques de joaillerie de la place helvétique. Piaget, Van Cleef & Arpels et Cartier, – qui appartiennent à Richemont –, Bucherer, Harry Winston, Gübelin, Adler et De Grisogono les utilisent toutes, selon leurs sites internet.
On les trouve par exemple sur le collier Blue Waterfall de Piaget, qui comprend une gemme bleue de 14,6 carats ; sur la collection Namaka de Adler ; sur une bague panthère de Cartier ; sur la ligne aux couleurs de l’arc-en-ciel Pastello de Bucherer ; ou encore en version gros cabochon bleu de 4,46 carats sur une bague de Gübelin.
Interrogées, la plupart des marques ont reconnu l’existence de problèmes tout en renvoyant à leurs procédures de contrôle internes. Chez Gübelin, on indique s’être rendu à Madagascar en 2022 pour évaluer la situation. « La mentalité de chercheurs d’or qui y prévaut ne va sans doute pas changer rapidement, note Raphael Gübelin, qui préside la maison. Mais nous avons identifié des mines qui prennent la durabilité au sérieux et paient des salaires corrects. Il faudra toutefois encore patienter quelques années avant que ces gemmes n’arrivent sur le marché. » Le groupe précise en outre qu’il est certifié par le Responsible Jewellery Council depuis 2022 et qu’il exige de ses fournisseurs qu’ils adhèrent à ses codes de conduite internes.
Bucherer reconnaît qu’il existe « un risque de violation des droits humains dans (sa) chaîne d’approvisionnement » mais indique avoir établi, en 2023, une politique d’achat durable et un code de conduite auquel ses fournisseurs sont soumis. Le groupe dit procéder à des inspections régulières, par exemple en vérifiant les informations fournies par ses fournisseurs.
Le groupe Richemont, qui possède les marques Piaget, Van Cleef & Arpels et Cartier, renvoie aussi à son code de conduite interne et dit avoir régulièrement « des dialogues constructifs avec les acteurs de la société civile » sur les enjeux sociaux et environnementaux.
Chez Rolex, on indique n’acheter chaque année que 1000 carats de saphirs en provenance de Madagascar, soit de quoi fabriquer moins de 500 montres. En raison de ce volume restreint, la marque estime n’exercer « aucune influence sur le marché du saphir ». Elle précise toutefois faire confiance à ses quatre fournisseurs de gemmes malgaches, qui ont tous signé sa charte de développement durable.
Swatch, qui possède la marque Harry Winston, se contente de renvoyer à son rapport de développement durable et promet de discuter de cette question à l’interne. Les maisons Adler et De Grisogono n’ont pas répondu à nos sollicitations.
La seule instance chargée de certifier la chaîne d’approvisionnement, le Responsible Jewellery Council (RJC), ne fait que « blanchir » les marques au bout de la chaîne, sans vérifier ce qui se passe en amont, dénonce Glen Mpufane. Le marchand de gemmes genevois Ronny Totah mâche encore moins ses mots :
« Il s’agit d’une vaste fumisterie. Les gros acheteurs de gemmes colorées ont décidé d’émettre un label et de se l’auto-attribuer. »
Fondé en 2005 par 14 entités issues de l’industrie du bijou, le RJC compte 1650 membres. « Chacun doit s’engager à respecter notre code de pratiques et est audité par une tierce partie », indique Melanie Grant, sa directrice. Parmi les critères à respecter figurent des conditions de travail décentes, des pratiques d’extraction responsables et la lutte contre la corruption. Mais seules 12 entreprises minières figurent parmi ses membres et aucune n'exploite le saphir à Madagascar. Le respect du code de conduite du RJC n'est donc pas vérifié sur le terrain. « Les mineurs artisanaux d’Ilakaka sont entièrement exclus du processus de certification et d'audits », souligne Glen Mpufane.
Conditions de travail indignes, travail des enfants, exportations clandestines : à Madagascar, la population ne profite pas des richesses de son sous-sol. Combien de temps encore la malédiction des saphirs pèsera-t-elle sur ce pays ? Et qu’attendent les marques suisses de joaillerie et d’horlogerie pour agir ?
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Le Prix d’investigation de Public Eye est décerné à Julie Zaugg
Julie Zaugg est une journaliste suisse, basée à Londres, qui écrit pour différents médias francophones. Son but : « débusquer l’inattendu et les phénomènes peu conventionnels », selon ses mots. Il y a quelques mois, elle est partie à Madagascar pour suivre la trace des saphirs, jusque dans les mines d’où ces gemmes sont extraites. Ce projet journalistique a été soutenu financièrement par le Prix d’investigation de Public Eye, dont la troisième édition a eu lieu en 2023. Une deuxième enquête lauréate sur les activités problématiques du groupe helvétique Swiss Re au Brésil a été publiée en novembre 2023.
Impressum
Reportage : Julie Zaugg
Édition : Géraldine Viret
Photos et vidéos : Julie Zaugg
Conception web : Fabian Lang