Sur les traces d’un pull à capuche
Le géant de la mode Inditex, propriétaire de la marque Zara, se présente volontiers comme une entreprise transparente, qui accorde la plus grande importance aux intérêts des personnes qui fabriquent ses vêtements. Mais qu’en est-il réellement ? À force d’entêtement, nous sommes parvenus à remonter la chaîne de production d’un pull-over de la collection « Join Life » de Zara, censée être un modèle de durabilité, jusque dans les usines en Turquie. Notre constat : la pression sur les prix auprès des fournisseurs est telle que ce sont finalement les ouvriers et les ouvrières qui paient le prix fort pour permettre à Inditex d’engranger de juteux bénéfices.
1 597 260 495
C’est le nombre impressionnant de vêtements que le géant espagnol Inditex aurait vendu rien qu’en 2018, selon ses propres indications. La marque Zara, fleuron du groupe, est une machine bien huilée : les magasins sont approvisionnés deux fois par semaine, et les collections sont remplacées chaque mois afin de coller aux dernières tendances. L’an dernier, Zara a généré 70 % des ventes totales d’Inditex, qui s’élevaient alors à 26 milliards d’euros. Le bénéfice net du groupe espagnol ? Près de 3,5 milliards d’euros, loin devant les autres géants de la « mode éphémère ». De quoi faire la fierté de son fondateur et principal actionnaire Amancio Ortega, sixième homme le plus riche de la planète, avec une fortune s’élevant à plus de 69 milliards de francs, selon le magazine économique Forbes.
Comment Inditex parvient-il à générer de tels bénéfices en vendant des articles relativement bon marché ? Combien touchent les personnes qui fabriquent ses vêtements ? Décidés à répondre à ces questions, nous commençons par nous plonger dans le dernier rapport d’activité du groupe. « Qualité, traçabilité et durabilité sont les maîtres-mots de notre modèle », affirme Pablo Isla, président du conseil d’administration, à la sixième des 434 pages de cet imposant document. « Nous sommes convaincus que notre modèle ne peut fonctionner qu’à condition qu’il soit durable », ajoute-t-il. C’est pourquoi Inditex mettrait les travailleurs et travailleuses de sa chaîne d’approvisionnement « au centre, afin de promouvoir des initiatives visant des progrès sociaux ». Le chapitre intitulé « Workers at the Centre » (les travailleurs au centre) s’étale d’ailleurs sur 32 pages. Et les termes « transparent » et « transparence » n’apparaissent pas moins de 71 fois dans ce pompeux rapport d’activité.
« Respect » – quelle définition ?
Nous décidons de mettre ces belles paroles à l’épreuve des faits, en choisissant un vêtement emblématique de la marque Zara. Nous voulons trouver le plus d’informations possibles sur les lieux et les conditions de production. Notre choix se porte sur un pull-over noir à capuche pour femme, qui arbore un slogan prometteur :
R-E-S-P-E-C-T, titre de la célèbre chanson interprétée en 1967 par l’icône de la soul Aretha Franklin, imprimé en lettres majuscules et accompagné d’une phrase du refrain : « Find out what it means to me ». C’est exactement le sens de notre démarche : découvrir ce que le respect « façon Zara » signifie pour les ouvriers et ouvrières sur sa chaîne d’approvisionnement. Leurs droits sont-ils bien respectés ?
Ce pull-over à capuche fait partie de la collection « Join Life » de Zara, la ligne modèle d’Inditex en matière de durabilité. Selon l’entreprise, ces vêtements sont fabriqués « avec les matériaux les plus durables et/ou à l’aide de technologies particulièrement efficientes », et dans des usines ayant obtenu les meilleures notes (A ou B) dans le cadre d’audits portant sur les normes sociales ou environnementales – soit en parfaite adéquation avec le code de conduite des fournisseurs d’Inditex ou ne présentant, au pire, que certains manquements relatifs à des « aspects mineurs ».
« Harceler » le service clientèle
Début mai, nous commandons notre sweat-shirt à la boutique en ligne de Zara en Suisse, pour 45,90 francs. L’étiquette indique : « Fabriqué en Turquie, 84 % coton, 16 % polyester ». Le pays de production ne nous surprend guère. La recette du succès de Zara tient en grande partie à sa capacité à réagir aux tendances plus vite que ses concurrents. La marque réussit en effet à faire concevoir, fabriquer et livrer un article en trois à quatre semaines, du design jusqu’à la mise en rayon. Cette performance n’est possible qu’à condition que le vêtement soit fabriqué sur un site relativement proche de la centrale de distribution de Zara, située dans la ville espagnole de Saragosse, et des principaux marchés européens. Selon Inditex, plus de la moitié des 7235 fournisseurs du groupe se trouvent en Espagne, au Portugal, au Maroc ou en Turquie. Rien que dans ce dernier pays, plus de 250 000 personnes sont employées par des usines qui fabriquent des vêtements pour Inditex.
Dans son rapport d’activité, Inditex affirme toujours donner – sur demande – des informations concernant « l’origine de ses articles et les conditions de travail des personnes impliquées dans leur production ».
Le 18 mai, nous écrivons donc au service clientèle pour lui poser quelques questions : dans quelle usine notre sweat-shirt a-t-il été fabriqué ? Quelles sont les conditions de travail sur place ? D’où provient le coton utilisé, et qu’entend-on exactement par « issu de l’agriculture biologique » ? Nos questions ont été transmises aux personnes compétentes, nous répond-on le jour même.
Dix jours plus tard, nous insistons poliment. Notre demande est « en cours de traitement et de vérification par le département concerné », nous dit-on. « Des nouvelles ? » demandons-nous neuf jours plus tard. Aucune réponse. Six semaines après notre première requête, le service clientèle nous explique attendre encore des réponses. Puis deux semaines plus tard : « Nous allons examiner votre demande avec le département concerné. »
Premières infos dix semaines plus tard…
Ce va-et-vient infructueux aurait pu s’éterniser si le bureau d’analyse français Le Basic n’avait pas lui aussi contacté le service clientèle de Zara fin juillet. Avec nos partenaires de la Campagne Clean Clothes internationale, le collectif français Éthique sur l’étiquette et la fondation néerlandaise Schone Kleren Campagne, nous avons en effet demandé à Le Basic d’élaborer un modèle de calcul de la structure du prix de notre pull-over (voir plus bas, « La composition du prix »). Zara reçoit donc de Paris des questions similaires à celles de Zurich, concernant le même produit. Le 30 juillet, à quelques minutes près mais dans une langue différente, Le Basic reçoit la même réponse que nous. Le contenu est maigre : le coton proviendrait d’une exploitation 100 % biologique, la fibre viendrait de Turquie et serait certifiée Global Organic Textile Standard (GOTS). Pas un mot cependant sur l’usine et les conditions de travail.
L’heure est venue de poser nos questions au « Chief Sustainability Officer », le responsable de la durabilité d’Inditex. Le coton a-t-il été cultivé en Turquie ? Dans quelle usine a-t-il été filé ; où la fibre a-t-elle été tissée ; et où le pull-over a-t-il été cousu ? Combien le personnel des usines est-il rémunéré ? À quel prix Zara a-t-elle acheté l’article à l’usine ?
Contre toute attente
Mi-août, après une énième relance de notre part, le responsable de la durabilité d’Inditex nous donne enfin signe de vie. Il se dit « so sorry » de ne pas avoir répondu plus tôt ; il va immédiatement clarifier en interne ce qui s’est mal passé, car il est « tout à fait inhabituel » que de telles questions restent sans réponse. Il promet de nous transmettre les informations demandées aussi vite que possible. « Cause toujours », pensons-nous...
Une semaine plus tard : bingo ! Le chef de la durabilité nous transmet par e-mail le nom de l’entreprise qui a égrené le coton (en Inde) et de celle qui a traité la fibre (en Turquie). Il nous indique également le nom des trois usines où la fibre a été tissée, où les parties du sweat-shirt ont été découpées et cousues, et enfin, où le mot « Respect » a été imprimé – sans toutefois préciser la localité de ces usines en Turquie. Contrairement à ses concurrents H&M, C&A ou encore Nike, Inditex refuse encore fermement de publier la liste de ses fournisseurs. Cet e-mail représente donc une belle offensive de transparence, même si le responsable de la durabilité reste très vague sur les questions qui fâchent, comme le niveau des salaires versés sur la chaîne d’approvisionnement.
Toutes les entreprises impliquées dans la production sont régulièrement contrôlées par Inditex, affirme-t-il, et aucune d’entre elles n’aurait quoi que ce soit à se reprocher en matière de salaires. Le flou est encore plus marqué concernant le prix auquel Zara a acheté le sweat-shirt : il serait suffisant pour « couvrir toutes les étapes de la production, des matières premières à la finition ». Mais dans quelles conditions ? Pour le découvrir, nous décidons de nous rendre sur place. Où exactement ? Lorsqu’on lui demande l’adresse des usines, le chef de la durabilité ne répond plus. Nos recherches complémentaires indiquent que les usines impliquées dans la production de notre pull – de la fabrication du tissu jusqu’à l’impression, en passant par la découpe et la couture – se trouvent dans la ville portuaire d’Izmir, à l’ouest de la Turquie.
Le prix auquel Zara a acheté le sweat-shirt serait suffisant pour « couvrir toutes les étapes de la production », affirme Inditex. Mais dans quelles conditions ? Pour le découvrir, nous décidons de nous rendre sur place. En route pour la Turquie !
Un puissant intermédiaire
Nous passons trois jours dans la troisième plus grande ville de Turquie, où nous constatons que notre pull à capuche a bien été fabriqué dans les trois usines indiquées par Inditex. Mais une autre entreprise, qu’Inditex n’a pas cru bon de mentionner, joue un rôle central : Spot Tekstil, installée dans la zone industrielle Atatürk, au nord-ouest du centre-ville, dans un bâtiment blanc aux fenêtres opaques et entouré d’un grillage noir.
Son propriétaire est un homme puissant. Il est notamment président de l’association d’exportateurs Aegean Textile and Raw Materials Exporters Association. Sur internet, l’entreprise se présente comme active dans la production de vêtements. Dans ce cas-là pourtant, elle n’a pas fabriqué elle-même les articles, mais a joué le rôle d’intermédiaire pour Inditex, se chargeant de placer les commandes auprès des usines.
Les affaires semblent bonnes pour l’entreprise, qui a créé en 2011 une filiale à Barcelone : en 2017, Spot Tekstil affichait un chiffre d’affaires de 66 millions de francs. « Spot Tekstil ne participe pas à la production, mais gagne un à deux euros sur chaque pièce », déplore un membre de la direction de l’une des usines dans lesquelles notre sweat-shirt est fabriqué. Un ou deux euros dont les travailleurs et travailleuses qui confectionnent les vêtements pourraient certainement faire bon usage.
Une « politique de prix agressive »
Notre enquête sur le terrain montre que la pression sur les prix exercée par Zara, notamment via son partenaire Spot Tekstil, a des conséquences néfastes pour les personnes que le géant de la mode affirme pourtant placer au centre de ses préoccupations : les travailleurs et travailleuses dans les usines.
En raison déjà des volumes que de grands groupes comme Inditex peuvent commander, ceux-ci ont le pouvoir de faire baisser les prix. Nous le constatons à la prochaine étape de notre périple, dans les locaux de l’entreprise qui, selon les informations fournies par Inditex, a tissé la fibre de notre sweat-shirt. Son siège n’est situé qu’à quelques minutes de celui de Spot Tekstil, et il lui ressemble comme deux gouttes d’eau : façade en verre, murs blanchis et fenêtres opaques, le tout protégé par un haut grillage noir.
Alors que nous nous présentons avec notre pull dans les mains, deux collaborateurs du département marketing nous invitent aimablement dans une salle de conférence. Ils nous expliquent qu’Inditex et H&M sont leurs deux plus gros clients. Les commandes des deux géants représentent en général une à deux cents tonnes de tissu. De tels volumes sont évidemment intéressants pour l’usine, nous explique l’un des deux managers : « On doit faire en sorte que les machines tournent en permanence. » Mais ces quantités permettent aussi à Inditex de pratiquer une politique de prix « agressive ».
Les grands groupes comme Inditex demandent toujours plusieurs offres dans lesquelles les coûts de chaque élément sont détaillés, du prix d’achat du tissu aux coûts des fermetures éclair, des boutons, ou encore de la teinture. Ils décident ensuite de la marge bénéficiaire qu’ils sont prêts à payer pour les différentes étapes de la production. Ce que nous lisons entre les lignes : ce ne sont pas les fournisseurs qui fixent les prix, mais les acheteurs. Nos interlocuteurs soulignent qu’ils n’ont pas à se plaindre : « En fin de compte, tout le monde doit s’y retrouver. Et, en général, tout le monde est satisfait. » Même les travailleurs et travailleuses qui tissent et teignent les fibres ? La concurrence est rude ici, nous dit l’un des managers : « Si le salaire ne leur convient pas, ils peuvent trouver un poste ailleurs dès demain. » Nous ne pouvons pas parler avec des ouvriers et ouvrières de l’usine. Un syndicaliste haut placé d’Izmir nous explique qu’il est difficile d’entrer en contact avec eux.
Peur de perdre les contrats
Avec plus de 600 employé·e·s, une capacité de tissage de 900 tonnes par mois et un chiffre d’affaires de plus de 50 millions de francs en 2014, ce fabricant de tissus est un poids lourd dans la région. Si nécessaire, il pourrait refuser des commandes d’Inditex. « Si ce n’est pas rentable pour nous, nous ne le faisons pas », nous indique, sûr de lui, le plus jeune des deux managers.
La situation est bien différente dans les deux autres usines, où les différentes parties du pull-over à capuche sont découpées et assemblées, et où le slogan est imprimé. On ne trouve rien sur leur chiffre d’affaires dans les registres du commerce, et leur siège n’est pas installé dans des bureaux luxueux. Ce sont de simples usines, équipées de machines à coudre ou d’installations d’impression sur textile. Nous les visitons toutes les deux et discutons avec des personnes qui connaissent bien la situation. Certaines ne tarissent pas d’éloges sur Inditex et Spot Tekstil, tandis que d’autres se plaignent des prix d’achat bien trop bas que ces entreprises acceptent de verser – en refusant toutefois d’être directement citées.
Un sentiment de peur semble dominer. La peur qu’Inditex ou son intermédiaire réagissent aux critiques par des sanctions, ou qu’ils décident tout simplement de mettre un terme à leurs commandes.
Un tel scénario serait catastrophique. Dans l’usine d’impression textile, les ouvriers et ouvrières travaillent sur des machines préfinancées par Spot Tekstil, et les vêtements fabriqués pour Inditex représentent plus de la moitié du volume de production. La situation de dépendance semble encore plus forte pour l’usine qui découpe et coud notre sweat-shirt : Inditex est pratiquement son seul client, apprend-on.
Une pression énorme sur les coûts
En raison de ce contexte, il est difficile de raconter ce que nous avons vu de la réalité de ces usines. Nous ne pouvons même pas citer nos interlocuteurs de façon anonymisée, puisque c’est Inditex elle-même qui nous a indiqué le nom de ses fournisseurs. Si on explique les critiques concrètes formulées, le géant espagnol saura immédiatement d’où elles proviennent. C’est pourquoi nous avons choisi de rapporter ce que nous avons vu et entendu dans les usines en termes généraux. La pression massive sur les coûts, notamment : selon nos informations, l’imprimerie n’a même pas touché 10 centimes par impression. Et l’usine dans laquelle ont été confectionnés plus de 20 000 pulls « Respect » n’a reçu que neuf lires turques par pièce. À la mi-2018, ce montant équivalait à 1,77 franc suisse.
Au vu de ces montants, comment Inditex peut-elle affirmer, dans son programme « Workers at the Centre », que l’une de ses priorités est d’adopter des « pratiques d’achat responsables » ? Sur son site internet, le groupe explique que les prix d’achat ont « une influence directe sur les salaires des travailleuses et travailleurs chez ses fournisseurs ». C’est pourquoi ses équipes responsables des achats seraient formées à tenir compte des critères de durabilité dans leurs choix, afin de contribuer à garantir que les travailleuses et travailleurs sur la chaîne d’approvisionnement puissent toucher un « salaire vital ».
Nous avons confronté Inditex à ces éléments, en lui demandant explicitement : « Nous avons entendu d’insiders que l’entreprise qui a coupé, cousu, repassé, mis l’étiquette et emballé le pull-over n’a reçu que neuf lires turques par pièce. Pouvez-vous nous confirmer ce montant ? » Inditex nous a demandé une prolongation du délai de trois jours donnés pour répondre à nos questions, avant de répondre de manière évasive : ils auraient besoin « de plus d’informations concernant cette allégation », car nous n’avons pas indiqué à laquelle des étapes de travail (coupe, couture, repassage, étiquetage/emballage) nous faisions référence.
Une réponse étonnante à deux égards : premièrement, c’est Inditex elle-même qui nous a donné le nom de l’usine qui a réalisé tous ces processus. La firme ne peut-elle donc même pas imaginer que ce montant très bas concerne toutes ces opérations ? Deuxièmement, le groupe espagnol devrait connaître le détail des paiements effectués aux fabricants ainsi que les coûts salariaux ci-inclus – tout du moins s’il met bien en œuvre les principes relatifs à ses pratiques d’achat énoncés dans la prise de position qu’il nous a transmise. Inditex nous indique suivre le principe d’achat du « ring-fencing » – ce qui signifie que, dans les négociations de prix, un montant garanti et non négociable est fixé pour les coûts salariaux.
Apparemment, Inditex ne sait pas ou ne veut pas nous dire combien elle a payé l’usine par pièce, et quelle part concernait les coûts salariaux. À la place, Inditex affirme surveiller la manière dont ses « équipes d’achat mettent en œuvre des pratiques qui ont un impact positif sur les conditions de travail des personnes impliquées sur la chaîne d’approvisionnement ». Très vagues, ces belles paroles semblent peu compatibles avec la réalité observée à Izmir. Les prix payés aux propriétaires des deux usines ne leur laissent en fait que deux possibilités s’ils veulent que leurs activités restent rentables : payer leur personnel moins qu’ils ne le devraient, ou le faire travailler plus longtemps. Nous avons trouvé des indications de ces deux pratiques.
Salaires de misère et contrats journaliers
Selon nos informations, les ouvriers et les ouvrières gagneraient entre 2000 et 2500 lires turques par mois, soit 340 à 420 francs, ce qui correspond à peu près au salaire minimum légal en Turquie. Or celui-ci ne représente qu’un tiers environ du salaire vital (un salaire permettant à deux adultes et deux enfants de vivre dans la dignité) estimé à 6130 lires par la Campagne Clean Clothes.
Dans son code de conduite, Inditex indique que ses fournisseurs devraient verser des salaires « toujours suffisants pour couvrir au moins les besoins de base des travailleurs et de leur famille, ainsi que tout autre besoin raisonnable ». Et le programme « Workers at the Centre » a pour deuxième priorité : « Obtenir un salaire vital dans l’industrie par le renforcement des capacités et la participation des travailleurs ».
Par ailleurs, tous les ouvriers et ouvrières ne gagnent apparemment pas 2000 à 2500 lires. Dans l’une des usines, des personnes nous expliquent qu’une bonne partie de la main-d'œuvre est employée sur la base de contrats journaliers, sans aucune garantie d’avoir toujours un emploi le lendemain. Le salaire journalier dépend du nombre de pièces atteint, nous explique-t-on.
Inditex répond de manière évasive sur ce point également. « Nous pouvons vous assurer que les travailleurs de ces usines gagnent plus que les montants mentionnés dans votre courriel. » Mais qui exactement ? Tous les ouvriers et ouvrières ? Ou une partie seulement ? Inditex fait-elle référence au salaire brut ou à ce que le personnel touche réellement ? Cela n’est toujours pas clair.
De longues nuits de travail
Le deuxième problème principal : le temps de travail excessif. Selon nos informations, les machines tournent 24 heures sur 24 dans l’une des usines, avec deux équipes seulement : l’une travaillerait de 8h30 à 19h, avec une pause à midi et dans l’après-midi ; l’autre de 19h à 8h30, avec une pause à minuit et au petit matin. Douze heures de travail de nuit ? Cette pratique serait non seulement contraire au code de conduite d’Inditex (« Les heures de travail ne sont pas excessives », « Des heures supplémentaires ne peuvent pas être régulièrement exigées »), mais aussi illégale selon le droit du travail turc, qui prévoit explicitement que le travail de nuit ne doit pas durer plus de 7,5 heures.
Inditex nous écrit qu’un fonctionnement 24 heures sur 24 en deux horaires seulement n’est « pas acceptable » selon son code de conduite. Le géant espagnol affirme : « Si nous devions trouver des preuves du modèle de travail que vous décrivez, nous adopterions sans tarder un Corrective Action Plan », qui est mis en œuvre lorsque des violations du code de conduite sont constatées. Selon son rapport d’activité, Inditex a mis en place de tels plans pour 191 usines. Celles produisant notre pull sont-elles concernées ? Et, si oui, en raison de quelles violations du code de conduite ? Inditex n’a pas répondu à ces questions, se contentant de confirmer qu’elle a bien réalisé des audits dans les usines concernées.
L’appel d’Aretha
En interprétant en 1967 la chanson initialement composée par Otis Redding, Aretha Franklin n’a pas seulement imposé « Respect » comme un hymne du mouvement des droits des femmes. Avec sa sœur, elle a modifié les paroles afin que cette chanson ne raconte plus l’histoire d’un homme exigeant de sa femme le respect (et la docilité), mais celle d’une femme demandant le respect avec confiance et aplomb. Dans leur refrain, les deux sœurs Franklin ont introduit un acronyme, qui est également repris au dos du pull-over de Zara, où les paroles de la chanson sont imprimées. Il s’agit du fameux « TCB », alors utilisé aux États-Unis par les communautés afro-américaines pour signifier « Taking Care of Business », faire ce qui doit être fait, plutôt que fermer les yeux.
Si l’on considère que les conditions de travail dans les usines turques ne sont certainement pas plus mauvaises que chez les autres fournisseurs de Zara au Bangladesh, en Inde ou au Cambodge, le chemin semble encore long pour qu’Inditex prenne vraiment à cœur l’appel au respect d’Aretha Franklin imprimé sur ses sweat-shirts. Pour cela, le géant espagnol doit s’intéresser avec sérieux à ce que fabriquer des vêtements pour Zara signifie pour les personnes employées sur sa chaîne d’approvisionnement. Il doit respecter leur travail et leurs droits, en payant à ses fournisseurs des prix suffisants pour garantir le versement d’un salaire vital.
Combien gagne Zara ?
À quel point Zara respecte-t-elle les personnes qui fabriquent ses pull-overs « Respect » ? Comme la maison-mère de la marque, Inditex, ne publie rien sur le niveau des salaires versés ni sur le prix d’achat de ses articles, nous avons réalisé notre propre estimation détaillée de la répartition des coûts d’un pull à capuche, sur la base de plusieurs dizaines de sources.
En collaboration avec le collectif Éthique sur l’étiquette et la fondation Schone Kleren Campagne, nos partenaires français et néerlandais de la Campagne Clean Clothes (CCC), nous avons demandé au bureau d’analyse parisien Le Basic d’estimer la répartition des coûts et des marges, à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement du pull « Respect ». Pour y parvenir, Le Basic a épluché des dizaines de rapports financiers, des données commerciales et d’autres sources, et a interrogé différents spécialistes.
Les principales conclusions (sur la base du calcul détaillé présenté ici) :
- Zara (respectivement sa maison-mère, Inditex) vend le pull-over « Respect » dans plusieurs pays, pour un prix moyen estimé à plus de 30 francs suisses. Selon nos calculs, le bénéfice dégagé par la société s’élève à 4,86 francs par article (avant déduction des taxes).
- La somme des revenus et des salaires dévolue aux travailleuses et travailleurs sur l’ensemble de la production (de la culture du coton en Inde à la filature à Kayseri, au centre de la Turquie, jusqu’à la couture et l’impression du pull dans les usines d’Izmir) s’élève à quelque 2,40 francs. Moins de la moitié du bénéfice dégagé par Zara.
- Pour que les personnes impliquées dans la production en Turquie et en Inde puissent vivre de leur salaire, celui-ci devrait, en fonction de l’étape de la production, être multiplié par un facteur de 1,9 à 3. La différence par article ne serait que de 4,19 francs, soit un peu moins que la marge bénéficiaire perçue par Inditex.
Vers les détails de notre calcul
Notre regard sur les injustices
Des reportages tels que celui-ci ne peuvent être réalisés que grâce au soutien de nos membres et donateurs : en adhérant à Public Eye, vous nous permettez de poursuivre notre engagement de longue haleine pour mettre les géants de la mode face à leurs responsabilités.
Pour en savoir plus sur notre travail, vous pouvez commander gratuitement les trois prochains numéros de notre magazine ou vous abonner à notre newsletter.
Texte : Timo Kollbrunner, Public Eye
Traduction / rédaction : Maxime Ferréol / Géraldine Viret, Public Eye
Photos : Timmy Memeti (pull) / Public Eye (Izmir)
Infographie : opak.cc
Le présent texte est une traduction d’un document rédigé en allemand. En cas de divergence entre les différentes versions, la version en allemand fait foi.