Les oubliés de la mine de Porco
Accidents mortels, travail des enfants, environnement ravagé : dans la mine de Porco, exploitée par Glencore sur les hauts plateaux boliviens, des coopératives extraient du zinc, du plomb et de l’argent dans des conditions inhumaines. La multinationale détourne le regard mais rachète une grande partie de ces minerais.
Histoire d’une irresponsabilité organisée qui montre l’importance d’accepter l’initiative pour des multinationales responsables.
Il est sept heures du matin. Nous attendons près d’un rond-point de la petite ville de Porco, dans l’Altiplano bolivien. Des centaines de mineurs en survêtement et équipés d’un casque passent devant nous en traînant les pieds, le regard encore endormi. Le journaliste Jorge Quispe, le photographe Christian Lombardi et moi-même détonnons dans cette procession somnolente. Nous attendons Roberto, dont nous tairons le véritable prénom. Il veut nous conduire à la mine de Porco, la plus haute du pays, où du zinc, de l’argent et du plomb sont extraits depuis 700 ans.
La mine est aujourd’hui exploitée par la Sociedad Minera Illapa S.A., filiale détenue à 100 % par la multinationale suisse Glencore.
En 2013, Illapa a signé un contrat d’association de 15 ans avec la société étatique Corporación Minera de Bolivia (ou Comibol pour les intimes). À l’aide de lourds engins, ses quelque 400 employés se relaient toutes les huit heures pour évider la montagne, de jour comme de nuit. Selon les termes du contrat, « tous les aspects opérationnels » sont « intégralement sous l’entière responsabilité exclusive » de la filiale de Glencore.
Des mineurs se rendent au travail.
Or la majeure partie des hommes et adolescents qui défilent devant nos yeux ce matin-là pour aller à la mine ne travaillent pas pour Illapa, mais pour l’une des deux grandes coopératives actives sur le site : la Cooperativa Minera Porco Limitada, qui compte plus de 3000 employés, ou la Cooperativa Huayana Porco, qui en dénombre plus de 1500. Quand un secteur n’est plus intéressant pour l’extraction mécanisée de la filiale de Glencore, elle cède la place aux coopératives, dont les hommes s’échignent alors à en extraire les restes, à l’aide d’outils rudimentaires et dans des conditions extrêmement dangereuses.
En tracteur, en camion ou à pied, tous se rendent au moment endroit.
Roberto nous rejoint. Il veut nous montrer la réalité du travail à la mine et nous propose de prendre place à bord d’un camion déjà occupé par quelques mineurs. Nous les rejoignons. Quand nous approchons des postes de contrôle de la société Illapa, Roberto demande à mon collègue Jorge de se baisser. Il est le seul à ne pas porter de casque ; ce qui semble être l’unique prérequis pour passer le « contrôle de sécurité » en toute tranquillité.
Les mineurs se dirigent tous vers l’arche de la filiale de Glencore, Illapa.
Nous continuons notre route sous la pompeuse arche ornée en lettres d’or de l’inscription « Illapa S.A. », puis gravissons la montagne jusqu’à la galerie Juan Carlos, à 4219 mètres d’altitude.
Dans la mine
Pendant que les mineurs enfilent leur salopette encore humide de la veille, mâchouillant des feuilles de coca pour se donner des forces, Roberto nous fait une brève présentation du quotidien de la coopérative. Il est l’un des quelque 200 « socios », ou chefs d’équipe, de Huayana Porco, et compte huit hommes sous ses ordres.
Les coopératives ne sont pas réellement organisées comme telles. Ce sont plutôt des associations de petits entrepreneurs qui emploient, en assumant les risques financiers, des mineurs travaillant pour eux en échange d’une rémunération journalière ou d’une participation aux recettes, souvent sans contrat et presque toujours sans assurance maladie ou accident.
Les mineurs sont responsables de leur propre équipement de protection. Beaucoup portent un casque de plastique bon marché, et rares sont ceux équipés d’un masque qui les protège vraiment des particules fines. Quand un travailleur se blesse dans la mine, la coopérative couvre les frais pour les premiers soins, mais il doit ensuite tout assumer.
Quand un mineur se tue, sa famille reçoit un montant fixe de 3000 dollars, comme le prévoit le règlement de la coopérative.
Roberto nous raconte cela d’un ton impassible, en gardant un œil sur les travailleurs qui chargent à proximité un camion de minerai. La cargaison est ensuite transportée jusqu’aux installations de traitement de l’entreprise Illapa, situées en contre-bas de la mine. Roberto nous explique que la coopérative Huayana Porco vend la majeure partie de son minerai à la filiale de Glencore, de petites quantités étant de temps en temps destinées à un concurrent à Potosí.
Le travail des enfants comme une évidence
Je m’approche du membre de l’équipe de Roberto qui a l’air le plus jeune, et que nous appellerons Juan. Il me raconte qu’il est venu ici pour la première fois l’an dernier, pour travailler à la mine avec son père pendant les vacances scolaires. Il a 15 ans. C'est un dur métier, me dit-il, mais il tient bon. Avec l’argent qu’il est venu gagner ici, il s’achètera de nouveaux vêtements.
Il est vrai que la loi bolivienne permet en principe aux jeunes de 14 ans et plus d’avoir un emploi rémunéré. Certaines activités sont toutefois explicitement exclues – dont l'exploitation minière. Que des adolescents travaillent dans la mine semble pourtant être une réalité tolérée par tous ici à Porco. Dans cette petite ville, nous avons croisé une bonne dizaine de travailleurs manifestement âgés de moins de 18 ans. Le maire, Fredy Lugo, nous expliquera plus tard que de nombreux adolescents préfèrent travailler à la mine que suivre une formation.
Dans nos discussions avec la Fedecomin, la fédération des coopératives minières de Potosí, personne ne se fatigue à nier l’existence du problème. Ou du moins pas très longtemps. Certes le responsable qui nous reçoit dans son bureau nous affirme tout d’abord d’un ton convaincu : « Les coopératives n’emploient pas de travailleurs de moins de 18 ans. C’est un mensonge ». Mais quand nous lui racontons ce que nous avons vu et les rencontres faites à Porco, il s’empresse de concéder : « Oui, ce problème existe ».
Retour à la mine. Une fois que toute son équipe est en poste, Roberto nous fait visiter les galeries. À la lumière de nos lampes frontales, nous nous enfilons dans les tunnels étroits, souvent contraints de courber le dos. Un petit tracteur chargé de minerai s’approche en cahotant. Nous nous collons contre la paroi pour le laisser passer. Plus nous nous enfonçons dans la montagne, plus l’air est chaud et étouffant.
Plongeon dans l’obscurité : l’entrée « Juan Carlos » de la mine de Porco.
Par endroits, nos faisceaux lumineux se perdent dans des cavités de plusieurs mètres qui quittent le tunnel sans aucun dispositif installé pour garantir la sécurité des mineurs. Ce sont les puits qu’Illapa a laissés après son passage.
Nous arrivons à la hauteur de l’équipe de Roberto, à 1200 mètres dans les profondeurs de la montagne. Des martèlements se font entendre d’une profonde cavité. C'est notre équipe, nous dit le « socio », qui s’affaire 40 mètres plus bas. Mais il refuse de nous conduire jusqu’aux mineurs : « Ce serait trop dangereux ».
Roberto n’a pas vraiment à avoir peur des conséquences juridiques que pourrait entraîner un accident dans son équipe : une enquête pénale n’est pratiquement jamais ouverte dans de tels cas. Si la coopérative et la famille d’une victime trouvent un arrangement, « alors on ne s’en mêle pas », nous confirme plus tard un policier taciturne en poste à Porco. « De nombreux accidents ne nous sont même pas signalés. »
Quand nous parlons au policier des trois mineurs de la coopérative Porco Limitada qui ont péri asphyxiés quelques jours plus tôt dans la mine de Porco, il nous rétorque qu’ils seraient apparemment les seuls responsables de l’accident. Les familles auraient remonté les corps elles-mêmes, personne n’aurait demandé une autopsie, et le seul survivant de l’accident aurait déjà quitté l’hôpital quand on allait l’interroger. L’affaire était donc close.
Quand un tracteur approche dans l’étroite galerie, il faut se coller contre la paroi pour le croiser.
Quand un tracteur approche dans l’étroite galerie, il faut se coller contre la paroi pour le croiser.
Beaucoup de conducteurs sont des adolescents : les passages étroits demandent une grande agilité.
Beaucoup de conducteurs sont des adolescents : les passages étroits demandent une grande agilité.
Les mineurs emportent toujours leur sac de feuilles de coca pour descendre à la mine. Pour résister à la fatigue, à la faim et au froid.
Les mineurs emportent toujours leur sac de feuilles de coca pour descendre à la mine. Pour résister à la fatigue, à la faim et au froid.
Par endroits, on entrevoit des cavités de plusieurs mètres qui quittent le tunnel. Un héritage de l’entreprise Illapa qui avait creusé des puits ici à l’aide de lourds engins.
Par endroits, on entrevoit des cavités de plusieurs mètres qui quittent le tunnel. Ce sont des puits qu'Illapa a laissés derrière elle.
Installation de fortune : Illapa a placé des poteaux en bois pour soutenir le tunnel aux endroits où il menace de s’effondrer. Le passage inspire peu confiance.
Installation de fortune : Illapa a placé des poteaux en bois pour soutenir le tunnel aux endroits où il menace de s’effondrer.
À 1200 mètres de profondeur, la roche est perforée avec un marteau-piqueur de 25 kg.
À 1200 mètres de profondeur, la roche est perforée avec un marteau-piqueur de 25 kg.
Des bâtons de dynamite sont placés dans les cavités. Quand ils explosent, il faut s’éloigner d’au moins cent mètres pour se mettre à l’abri.
Des bâtons de dynamite sont placés dans les cavités. Quand ils explosent, il faut s’éloigner d’au moins cent mètres.
À 4219 mètres d’altitude, les minerais sont transportés hors de la mine...
À 4219 mètres d’altitude, les minerais sont transportés hors de la mine...
... vidés dans une sorte de toboggan devant la galerie…
... vidés dans une sorte de toboggan devant la galerie…
… et chargés sur un camion qui les transporte jusqu'aux installations de Glencore, situées en contre-bas de la mine.
… et chargés sur un camion qui les transporte jusqu'aux installations de Glencore, situées en contre-bas de la mine.
Un bilan tragique
Le lendemain de notre visite de la mine, nous rencontrons Eliceo Mamani Condori, 28 ans, à Potosí. Il nous reçoit dans les locaux d’une organisation de soutien aux personnes en situation de handicap physique. Assis dans un vieux fauteuil roulant usé, il porte un survêtement orné du logo de la Cooperativa Minera Porco Limitada, pour laquelle il travaillait, jusqu’à un jour d’août 2014.
Il était entré dans la mine à l’âge de 17ans, et avait rapidement fait l’objet de toutes les convoitises, non pour son rendement dans les galeries, mais pour ses performances athlétiques et son talent balle au pied : outre les concours de beuverie, les tournois de football figurent parmi les passe-temps favoris des mineurs, et les bons joueurs peuvent gagner un complément de salaire non négligeable assorti d’un traitement de faveur dans la mine.
Il y a six ans, Eliceo Mamani Condori a fait une chute de 45 mètres dans la mine de Porco. Il est paralysé depuis.
Tel était le cas d’Eliceo Mamani. Son « socio » lui avait donné la permission d’exploiter son propre filon, et ils avaient convenu de se diviser le minerai qu’il en extrairait. Eliceo avait travaillé pendant des mois pour accéder à l’endroit où il pensait trouver de bons gisements.
Pour atteindre « son » filon, percé depuis l’énorme puits qu’Illapa avait creusé dans la mine, il devait grimper sur les pieux de bois que l’entreprise avait utilisés pour soutenir la galerie. Mais un jour, alors qu’il allait atteindre son palier, un des balcons céda sous son poids. La plateforme avait peut-être été fragilisée par les vibrations causées par des explosions dans la mine. Ou alors d’autres mineurs, envieux de son filon, avaient peut-être tendu un piège à Eliceo, comme il en est aujourd’hui convaincu. Toujours est-il qu’il fit une chute de 45 mètres.
Paralysé lors de son sauvetage ?
Ses collègues lui attachèrent les membres inférieurs à une échelle et tentèrent de le treuiller hors de la mine. Mais l’échelle se bloqua entre les parois du puits, et Eliceo se retrouva coincé, écrasé contre le mur. La douleur le fit revenir à lui un court instant, puis il perdit de nouveau connaissance. Il pense que c'est à ce moment-là, pendant son sauvetage, que sa colonne vertébrale s'est brisée.
Eliceo est ensuite resté deux mois dans le coma. À son réveil, il s’est demandé si ses blessures étaient suffisamment graves pour l’obliger à adapter son jeu sur le terrain de football. « C'est quand l’infirmière m’a dit que je ne pourrais plus jamais marcher que j’ai compris. Et je me suis mis à pleurer. » Sa femme, Licet, aimerait oublier le jour où, quand son mari est sorti de l'hôpital, il est rentré à la maison et elle a dû en prendre soin en plus de leur fille qui venait de naître. « C’était comme si je devais soudain m’occuper de deux bébés », me confie-t-elle.
Aujourd’hui, Eliceo est employé par la commune de Potosí comme concierge dans un complexe sportif, pour un cinquième seulement de ce qu’il gagnait à la mine. Ses espoirs se portent sur la coopérative pour laquelle il travaillait à l’époque. Il veut envoyer une lettre pour lui demander d’au moins donner un emploi à un membre de sa famille puisque lui-même ne peut plus travailler.
Vingt morts par an
À quel point ce métier est-il dangereux ? Peut-on quantifier la gravité et la fréquence des accidents dans la mine de Porco ? Face au manque de statistiques fiables, l’hôpital est le meilleur endroit pour obtenir des réponses. La médecin Reyna Paucara Canaza travaille depuis 2016 au « Centro de Salud » de Porco, et les chiffres qu’elles nous citent font froid dans le dos.
Reyna Paucara Canaza soigne régulièrement de jeunes mineurs gravement blessés au Centro de Salud de Porco.
Elle soigne chaque jour des mineurs victimes de blessures moyennement à très graves.
Les plus fréquentes sont les traumatismes crâniens et les lésions dorsales occasionnés par des éboulements de blocs de pierre ou des chutes. En quatre ans de service, elle a constaté en moyenne vingt morts par an dans la mine. La dernière fois que le prix des minerais s'est envolé, en 2017, la mine a embauché encore plus de main-d’œuvre que d’habitude et un décès est survenu presque chaque semaine. Elle traite régulièrement des garçons de 15 ou 16 ans, parfois même plus jeunes.
Le plus jeune travailleur blessé dont elle se souvienne n’avait que 11 ans.
Lors d’accidents graves, les médecins du cabinet médical rudimentaire de la petite ville de Porco ne peuvent prodiguer que les premiers soins, et les blessés sont ensuite transférés à Potosí. Pour les sauvetages dans la mine, ils manquent aussi d’équipement et de personnel. Les travailleurs blessés sont généralement secourus par leurs collègues, qui les transportent comme ils peuvent, avec les quelques moyens à disposition, ce qui peut occasionner des blessures supplémentaires, concède la médecin.
L’entreprise Illapa a bien ouvert à Porco deux centres médicaux dotés chacun d’une ambulance, mais ceux-ci ne sont d’aucune utilité aux mineurs des coopératives. Selon un accord conclu avec l’assurance maladie étatique, « Illapa n'est pas autorisée à fournir des services à des tiers », nous répond Glencore.
La rivière polluée
Avant de quitter le pays, nous voulons nous renseigner sur un point régulièrement soulevé par les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus ces derniers jours : la pollution de l'eau potable dans la région de la mine. Quand nous rencontrons pour la seconde fois le maire Fredy Lugo, avec lequel nous avions déjà abordé le sujet, il nous montre soudain, par la fenêtre de son bureau, deux femmes en habits traditionnels qui se tiennent non loin de là. « Allez donc leur poser la question, nous dit-il, elles pourront vous raconter ce que c’est que de vivre près de la mine ».
Helena Cordoba (à gauche) et Damiana Apaza déplorent les maigres récoltes à Churcuita: la moitié à peine de ce qu’on y produisait il y a vingt ans.
Nous sortons donc pour les interroger, et notre question déclenche un flot de paroles. Elles viennent du petit village de Churcuita, qui se situe à quelques centaines de mètres de la mine. Damiana Apaza, 57 ans, nous explique que l’eau de la rivière, qui était autrefois leur principale source d’eau potable, n'est plus buvable. Elle a toujours cultivé des fèves, des pommes de terre, du maïs et des légumes, mais elle ne récolte aujourd’hui plus que la moitié à peine de ce qu’elle produisait il y a vingt ans.
Le lait et la viande de ses lamas et de ses chèvres ne sont plus guère comestibles, et la rivière s'est vidée depuis longtemps de ses truites. « On ne peut plus vivre à Churcuita », déplore-t-elle.
Nous voulons voir de nos propres yeux à quoi ressemble un village affecté par l’exploitation de la mine. Accompagnés de l’ingénieure en environnement Marcela Rojas Aroni, nous montons à bord d’un minibus.
Marcela Rojas travaille depuis trois ans pour la commune de Porco. Elle a déjà publié deux études détaillées sur les conséquences environnementales des activités de la mine et sur la qualité de l'eau dans les communes situées en aval du site d'extraction. Nous arrivons à Sora Molino, et Marcela Rojas nous conduit à l’unique source d'eau potable du hameau : la rivière Agua Castilla. En cette saison sèche, il s’agit plutôt d’un maigre filet d’eau aux reflets rougeâtres avec de petites bulles flottant à la surface.
Le lit de la rivière Agua Castilla à Porco.
Une teneur 50 fois supérieure à la limite légale
Un jour de septembre 2019, à six heures du matin, Marcela Rojas a prélevé des échantillons dans cette rivière, qui était alors la principale source d'eau potable du village, pour les faire analyser en laboratoire. Les résultats se sont avérés très inquiétants.
La teneur maximale en résidus de zinc autorisée en Bolivie est, comme en Suisse, de 5 milligrammes par litre. Une concentration de 30,6 milligrammes, soit six fois plus, a été mesurée dans l’eau de Sora Molino. Une forte teneur en zinc a des conséquences néfastes, non seulement pour les plantes, mais aussi pour les organismes humains. Le fer, qui est particulièrement toxique pour le foie, a été mesuré à 8,51 milligrammes par litres, soit plus de 28 fois la limite autorisée en Bolivie (0,3 milligrammes). Le manganèse qui, à forte concentration, a des conséquences sur les capacités cognitives et motrices, a été mesuré à 5,25 milligrammes par litre, soit plus de 50 fois la limite bolivienne de 0,1 milligramme, et plus de 100 fois celle autorisée en Suisse.
En janvier dernier, Marcela Rojas a présenté son rapport aux autorités départementales de Potosí. Que s'est-il passé depuis ? « C'est très frustrant », nous dit-elle. Seules les autorités du département seraient compétentes pour infliger des sanctions et éventuellement décréter l’interruption temporaire des activités du site jusqu’à ce qu’il soit dépollué. Mais cela n'est encore jamais arrivé.
Une à deux fois par an, Marcela accompagne un représentant du « Secrétariat de la Terre nourricière », le ministère de l’Environnement, pour une inspection. Mais cela ne débouche jamais sur rien.
La plupart des familles sont parties depuis longtemps en raison de la pollution de l’eau.
Avec l’ingénieure en environnement, nous marchons vers les rares maisons du hameau qui ne sont pas laissées à l’abandon et sont encore couvertes d’un toit de chaume. Sur le coteau qui domine le village, nous apercevons des vestiges de petits murets, témoins des terrasses sur lesquelles des légumes et céréales étaient jadis cultivés. Aujourd’hui, seuls des buissons garnissent ces terres abandonnées. Devant une ferme poussent de petites plantes sur lesquelles des fèves devraient ensuite mûrir. Sur le rebord d’une fenêtre, des peaux de lama sèchent au soleil, un chien aboie au loin, mais nous n’apercevons pas le moindre être humain à l’horizon.
Alors que nous nous apprêtons à quitter les lieux, un pick-up apparaît au loin, roulant dans notre direction. Sur sa plate-forme arrière est entassé un groupe de femmes et d’hommes vêtus de noir. Ce sont des membres de la famille de Juana Choque, 42 ans, qui se présente à nous comme « la veuve de Xenon Cruz ». Il y a un mois, son mari est mort à l’âge de 46 ans. La famille du défunt est venue ici aujourd’hui pour lui rendre hommage. Juana Choque attire notre attention sur une croix érigée entre les buissons. « C'est là qu’il est enterré, et je veux aussi qu’on m’enterre ici. »
Xenon Cruz travaillait à la mine, comme la quasi-totalité des hommes valides de la région. Il était employé par l’entreprise Illapa, jusqu’à ce qu’en 2007, il se fasse écraser par une machine qui le blessa gravement. Il ne sera plus jamais en bonne santé. Illapa lui a alors versé une modique rente d’à peine un tiers de son salaire antérieur. Il a donc été contraint de reprendre le travail malgré ses maux, à la direction d’une coopérative. Jusqu’à son décès il y a un mois, dû à des complications de santé.
Juana ne sait pas comment elle va pouvoir nourrir ses cinq enfants. Car ici à Sora Molina, où le couple avait emménagé il y a 25 ans, quand « tout était encore vert », la vie est devenue presque impossible.
« L'eau de la rivière est polluée. Quand nos lamas en boivent, ils meurent. »
Ce qui arriverait régulièrement. Et dès qu’il ne pleut pas abondamment, toutes les plantes meurent aussi. Les pommes de terre de la dernière récolte étaient dures comme de la pierre et à peine plus grosses qu’un pouce, nous dit Juana, qui ne parvient plus à retenir ses larmes.
« On nous a tout simplement oubliés. »
En quête de réponses
Une question se pose : qui est responsable de la pollution de l'eau des communes en aval de la mine de Porco ? L’entreprise Illapa, qui exploite le site avec des machines et en consommant énormément d'eau ? Ou les coopératives, qui ne sont guère réglementées ? À la différence des coopératives, la filiale de Glencore est détentrice d’une autorisation environnementale, nous précise l’ingénieure Marcela Rojas.
Plusieurs problèmes ont toutefois été constatés lors d’un audit réalisé en mars dernier sur le site d’Illapa.
Les gisements de zinc et de plomb ne seraient pas suffisamment couverts, et il manquerait des canaux pour empêcher que des résidus ne se déversent dans la rivière. Dans le hameau de Playa Verde, situé en aval d’un bassin de retenue exploité par Illapa, les autorités ont testé la qualité de l’eau sur demande de la population locale. Elles ont notamment détecté des concentrations de plomb, de fer et de zinc supérieures aux limites légales. Autre constat : sur le site, le « drainage minier acide », écoulement pouvant entraîner une pollution des eaux, n’était pas suffisamment contenu.
Anna Krutikov de Glencore confirme avoir reçu le rapport de l’audit de mars 2020 et nous affirme que celui-ci ne fait état d’aucune violation des normes environnementales. Les recommandations relatives à la gestion du drainage minier acide auraient été « traitées ». Concernant la qualité de l’eau, des discussions seraient en cours avec les autorités communales de Porco pour « mieux comprendre leurs préoccupations ».
« Ne venez pas travailler sous l’influence de drogues », demande la filiale de Glencore à l’approche de la mine...
À quoi cette diligence raisonnable sert-elle ?
Nous aurions souhaité discuter avec des représentants de l’entreprise Illapa et leur faire part de nos préoccupations, mais un tel entretien n’a jamais eu lieu. Quand nous tentons pour la première fois notre chance au siège de la société à La Paz, on nous répond que tous les responsables sont en réunion. Le lendemain, ils travaillent tous à domicile et ne sont pas joignables. Les questions que nous adressons finalement par écrit sont transmises au siège, à Zoug.
Anna Krutikov nous répond qu’Illapa n’a « pas de contrat avec les coopératives », et qu’une fois qu’Illapa a fini d'exploiter une partie du site, elle en informe la Comibol, la société minière étatique, qui peut ensuite décider de l’attribuer aux coopératives. Glencore contribue donc à déterminer, au moins indirectement, où les coopératives ont le droit de travailler. Plusieurs « socios » déplorent le fait qu’Illapa leur cède « la basura », les déchets.
À la Fedecomin, la fédération des coopératives minières de Potosí, on nous affirme qu’en marge des contrats officiels avec la Comibol, il y aurait des accords et arrangements directs et informels entre Illapa et les coopératives. Mais ces accords seraient souvent conclus oralement et n’auraient « pas de statut légal ».
Malgré nos demandes, Glencore refuse de nous indiquer quelle part des minerais extraits par les coopératives est rachetée par Illapa : car ce sont « des informations commerciales sensibles ». Les contrats d'achats avec les coopératives seraient toutefois soumis à un devoir de diligence raisonnable « pour des raisons commerciales, légales et opérationnelles », dont des aspects relatifs à la sécurité et au risque de travail des enfants, conformément aux « standards de Glencore pour ses fournisseurs ».
Ceux-ci stipulent en effet qu’il est attendu des fournisseurs une « tolérance zéro vis-à-vis de toute forme d'esclavage moderne, dont (…) le travail des enfants », et qu’ils garantissent « un environnement de travail sûr et sain, avec notamment un équipement de protection personnelle adéquat ».
Au vu des conditions de travail dans la mine de Porco, on ne peut que constater l’écart immense entre ces affirmations et la réalité. Si l’on regarde autour de soi à Porco, tôt le matin ou en fin de journée, il paraît évident qu’une grande partie des travailleurs de la mine ne disposent pas d’un équipement de sécurité adéquat, et que nombre d’entre eux ont manifestement moins de 18 ans.
Peut-on vraiment parler de diligence raisonnable quand on ne reconnaît même pas ces faits ?
Au sujet des contrôles à l’entrée de la mine, Glencore déclare que les personnes qui pénètrent sur le site sont enregistrées et que leur équipement de protection individuelle est notamment contrôlé. Mais Illapa ne serait pas habilitée à imposer quoi que ce soit aux mineurs des coopératives.
Sinchi Wayra, la société holding à laquelle appartient Illapa S.A., a déclaré en 2019, dans un rapport à l’attention du Pacte mondial des Nations unies, qu’elle entretient un dialogue régulier avec les coopératives au sujet de « thématiques importantes comme les équipements de sécurité, le recours au travail des enfants et les impacts environnementaux ».
Elle aurait également prévu de se rendre sur place pour s’assurer « que ses conditions soient effectivement respectées par les coopératives ». Nous ne savons pas si cette visite a bien eu lieu. Si tel est le cas, ce contrôle semble avoir eu autant d’effet que les formulations rassurantes dans les standards de Glencore : rien de visible.
Les minerais sont transportés par camion à Agua Castilla, en-dessous de Porco.
Le parcours du combattant dans la jungle des autorités
Nous avons aussi quelques questions à poser à la société minière étatique Comibol : que fait-elle pour remédier à l’absence de réglementation des coopératives ? Quelle est, selon la Comibol, la responsabilité d’Illapa en tant qu’exploitante de la mine ?
Tenter d’obtenir des réponses à ces questions auprès des autorités boliviennes est une quête digne des Douze travaux d’Astérix. Nous contactons tout d’abord le bureau régional de Potosí, qui nous renvoie vers le siège à La Paz. Nous nous mettons donc en route pour la capitale. L’aimable attaché de presse qui nous reçoit nous explique qu’il est difficile de surveiller les conditions de travail dans les coopératives, et encore plus de les améliorer. Elles échapperaient selon lui aux contrôles de l’entreprise comme des autorités.
Mais il ne peut malheureusement rien nous dire sur les contrats ou responsabilités concernant la mine de Porco, et les personnes qui seraient en mesure de nous répondre sont toutes en réunion, pendant toute la journée. Nous devons poser nos questions par écrit.
Ce que je m’empresse de faire, et la situation tourne rapidement à l’absurde : après deux jours de réflexion, l’attaché de presse m’indique que je devrais adresser directement mes questions au président de la Comibol. Je m’exécute, et reçois finalement en retour un message me priant de déposer une demande officielle pour pouvoir confirmer que je suis bien la personne qui pose les questions. J’abandonne.
La gare où les minerais sont chargés sur des wagons de marchandises. Les voies ferrées mènent jusqu’au port chilien d'Antofagasta.
« On ne peut plus vivre ici »
« Nous nous engageons en faveur des droits humains et soutenons le développement durable et à long terme des communautés locales où nous menons nos activités », écrit Glencore sur sa page consacrée à la durabilité.
Quels efforts en la matière le géant zougois fait-il en Bolivie ? Impossible de le savoir en lisant les 97 pages de son dernier « rapport de développement durable » : les activités de Glencore dans ce pays ne sont même pas mentionnées.
« L’entreprise a poussé mon mari à l’épuisement, puis l’a jeté comme une vielle chaussette », nous lance Juana Choque, la veuve de Xenon Cruz. « Et on ne peut plus vivre ici à cause de l’eau polluée. »
OUI à l’initiative pour des multinationales responsables
Qu'est-ce qui changera si l’initiative pour des multinationales responsables est acceptée le 29 novembre 2020 ?
Si l’initiative est adoptée, Glencore ne pourra plus enfreindre les normes environnementales et devra s’assurer que la rivière Agua Castilla, si importante pour la région, ne soit plus polluée par les activités de la mine. Faute de quoi, les personnes affectées par l’exploitation minière à Porco pourront demander réparation auprès du siège de la multinationale, à Baar dans le canton de Zoug.
Glencore devra aussi faire tout ce qui est en son pouvoir afin qu’aucun travailleur de moins de 18 ans ne trime pour extraire des minerais et pour empêcher les accidents graves, et souvent mortels, qui pourraient être évités.
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Enquête : Timo Kollbrunner (Public Eye) et Jorge Quispe
Texte : Timo Kollbrunner (Public Eye)
Traduction et édition : Maxime Ferréol et Géraldine Viret (Public Eye)
Photos : Christian Lombardi
Édition en ligne : Rebekka Köppel (Public Eye)
Remarque : ce texte est une traduction d’un reportage rédigé en allemand. En cas de divergence entre les versions, le texte en allemand fait foi.