Esclavage moderne

Des cueilleurs de café exploités chez des fournisseurs de Nestlé

Texte: Carla Hoinkes et Florian Blumer

Recherche: Public Eye en collaboration avec Repórter Brasil
Illustrations: opak.cc
Juin 2025
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Une enquête exclusive de Public Eye, réalisée en collaboration avec Repórter Brasil, met en lumière plusieurs cas d’esclavage moderne chez des fournisseurs de café de Nestlé au Brésil. Le groupe suisse promet pourtant depuis des années une tolérance zéro. Conditions de travail inhumaines, privations de salaires, peur pour leur vie : deux travailleurs témoignent.

Les mots me manquent pour décrire ce que j’ai traversé», annonce d’emblée Jurandir dos Santos. « Quand je pense au café, tous les souvenirs remontent à la surface. »

Cet homme de 50 ans a pourtant pris la décision de raconter ce qui lui est arrivé après avoir été recruté, en avril 2023, en tant que travailleur saisonnier pour la récolte de café avec son ami José Ademilson de Jesus Lima. En mars 2025, les deux hommes se sont entretenus chez eux avec un journaliste de Repórter Brasil pour le compte de Public Eye (vous trouverez un extrait de l’interview ici).

La ferme de Mata Verde, dans l’État d’Espírito Santo, est située à 1200 km d’Aracaju, capitale de l’État de Sergipe.

La ferme de Mata Verde, dans l’État d’Espírito Santo, est située à 1200 km d’Aracaju, capitale de l’État de Sergipe.

Jurandir dos Santos et José Lima vivent à Aracaju, capitale de l’État fédéral de Sergipe, située dans le nord-est du Brésil, une zone du pays touchée par la pauvreté. Chaque année, des dizaines de milliers de travailleurs saisonniers originaires de cette région se rendent dans le sud-est du pays, économiquement plus riche, où se trouvent les plantations de café. Le besoin de main-d’œuvre est immense : 40 % de la production mondiale de café provient du Brésil. La récolte, laborieuse, se fait principalement à la main.

« Ici, c’est nous qui décidons »

José Lima, 36 ans, avait déjà travaillé comme saisonnier en 2022. « J’étais au chômage et je m’étais séparé de ma femme… alors j’y suis allé », déclare-t-il. L’argent gagné pendant les trois mois de récolte lui avait permis de continuer à construire sa maison, et le travail lui avait plu. Contacté par une recruteuse qui lui propose un emploi pour la récolte 2023 dans la ferme de Mata Verde, il n’a pas hésité. Jurandir dos Santos, également en contact avec cette recruteuse, raconte qu’elle leur promettait des relations de travail régulières et un bon salaire, au minimum 120 réaux par jour. Aux taux d’avril 2023, cela équivalait à environ 21.50 francs par jour, bien au-dessus du salaire minimum brésilien, alors d’environ 12 francs par jour (236 francs par mois). D’autres connaissances, à qui ils ont parlé de l’offre, se sont jointes à eux.

Le 18 avril 2023, après deux jours et demi de voyage en bus, accompagnés de leur recruteuse, ils arrivent enfin, tard dans la soirée, à la ferme de Mata Verde, dans l’État fédéral d’Espírito Santo, à 1200 km de chez eux. L’exploitation, qui produit du café robusta sur une surface d’environ 50 hectares, est très isolée : à part un petit village, il n’y a là-bas que des plantations de café, de la forêt et des collines.

Le Brésil, géant du café

Chaque année, environ 4 millions de tonnes de grains de café sont récoltées au Brésil. Le pays est (de loin) le premier producteur mondial de cette matière première agricole. Les arabicas, plus haut de gamme, sont principalement produits dans les zones plus montagneuses à l’intérieur des terres, notamment dans l’État fédéral de Minas Gerais, alors que les cultivateurs de cafés de l’État côtier d’Espírito Santo se sont spécialisés dans le café robusta, principalement utilisé pour le café en poudre ou des mélanges torréfiés moins coûteux. Ils sont responsables d’environ un sixième de la production mondiale de robusta, appelé « conilon » au Brésil.


Au départ, tout paraît normal. L’hébergement proposé aux travailleurs est « joli », dit Jurandir dos Santos. Ils vont au village et rencontrent des habitants du coin au bistrot.

« Nous avons passé les deux premiers jours à boire et à faire la fête », se souvient José Lima. Un neveu du propriétaire de l’exploitation les accompagne toujours. Un soir, il leur raconte qu’un ami a un jour posé un pistolet sur la table au bistrot. Un policier est intervenu et lui a demandé de ranger son arme, mais il a refusé d’obtempérer. José Lima demande alors, surpris, si cela a eu des conséquences. « Non », répond le neveu de l’exploitant,

« ici, tout nous appartient. Dans ce village, c’est nous qui commandons. »

José Lima se sent soudain mal à l’aise. Pour la première fois, il se demande si tout tourne vraiment rond à Mata Verde.

Pas de lits, pas de douches, pas d’eau potable

Le troisième jour, leur recruteuse les informe qu’ils vont déménager. Ils doivent transporter à pied leurs affaires et leurs matelas.

Après une longue journée de travail, José Lima et Jurandir dos Santos doivent encore faire deux fois le trajet de 50 minutes à pied, lourdement chargés. Ils arrivent tard le soir dans leur nouveau logement. « La façade de la maison, déjà, ne me plaisait pas », raconte José Lima. Une impression confirmée lorsqu’il jette un coup d’œil à l’intérieur.

« Le plancher était pourri et il y avait des taches d’humidité sur les murs », dit-il.

Faute de lits, ils doivent dormir sur leurs fins matelas, posés à même le sol. Incrédule, José Lima demande s’ils seront vraiment logés ici. « Ce n’est que temporaire », répond la recruteuse, qui se veut rassurante. Elle explique que le propriétaire de l’exploitation est en train de remettre en état pour eux une autre maison et leur promet qu’ils recevront des lits. Dans les jours qui suivent, José Lima pose régulièrement la question, mais « les lits ne sont jamais arrivés », dit-il. Il n’y aura pas non plus d’autre maison.

Les conditions de vie sont inhumaines dans leur nouveau logement. Jurandir dos Santos raconte :

« Quand il y avait du vent, nous avions froid toute la nuit. Le réservoir d’eau potable, plein de vase, était rempli de scarabées et d’autres insectes. »

Il n’y a pas de porte, donc pas d’intimité, et pas non plus de lavabos ni de douches, seulement deux tuyaux d’arrosage d’où sort de l’eau froide. L’endroit est aussi dépourvu de tables et de chaises, si bien que les travailleurs sont obligés de manger par terre ou sur leurs matelas. Le courant est régulièrement coupé, et les toilettes sont souvent inutilisables. Sous la maison s’entassent des déchets à l’odeur nauséabonde, qui attirent les rats.

Tous ces manquements ont été confirmés par un rapport d’inspection du ministère brésilien du travail rédigé ultérieurement et que Public Eye a pu consulter.

José Lima conclut : « C’était impossible de vivre là. Absolument impossible. »

Les repas, principalement composés de saucisse, de riz et de haricots, sont eux aussi « épouvantables », déclare Jurandir dos Santos. À son retour chez lui, sa femme a pris peur, confie-t-il : « J’étais maigre et épuisé. Je devais attacher à la taille des pantalons qui m’allaient parfaitement avant, pour qu’ils ne tombent pas. »

« Tout le monde est tombé malade », raconte José Lima, « et moi aussi : coups de froid, irritations, mycoses, maux de ventre … nous avions sans cesse mal au ventre. Un collègue a été très malade pendant toute une semaine. Nous n’avons pas reçu de médicaments, donc nous nous sommes cotisés pour lui en acheter. »

Trimer pour un salaire de misère

Les travailleurs se lèvent chaque nuit à 3 h 30. Ils préparent le repas de midi, et après un « petit-déjeuner » consistant en une tasse de café et un morceau de pâte faite de farine, de blé et d’eau, ils partent en bus à 4 h 30 pour la plantation. La journée se termine entre 16 h 30 et 17 h. Souvent, ils doivent rentrer à pied, ce qui leur prend plus de 45 minutes.

Le travail consiste à récolter à la main les cerises de café sur les branches, puis à les déposer dans un tamis en forme de corbeille, attaché à la hanche avec une ceinture. Les travailleurs remplissent ensuite des sacs de 60 kilos qu’ils portent jusqu’à la route, où ils sont chargés dans des camions.

« C’est un travail difficile, vraiment difficile », déclare Jurandir dos Santos.

Pendant la journée, le soleil tape fort, et les travailleurs sont attaqués par des insectes, dont les piqûres et morsures provoquent des maux de tête, dit-il. Les plantations sont situées sur un terrain vallonné, par endroits escarpé ou glissant.

Les travailleurs sont payés en fonction des quantités de café récoltées. Ils reçoivent 16 réaux (2.90 francs) par sac de 60 kg. Comme on ne leur fournit « pas le moindre outil pour détacher plus facilement les cerises des branches », ils ne réussissent que rarement à remplir plus de trois sacs par jour, signale le rapport de l’inspection du travail. Si bien qu’au lieu des 120 réaux promis, ils perçoivent moins de 50 réaux (9 francs), pour une journée de travail de 12 h environ, selon le rapport. Par mois, ils sont donc payés seulement 75 % du salaire minimum légal.

Selon ses propres déclarations, le propriétaire de l’exploitation vend les sacs de café de 60 kg pour 645 réaux – soit 40 fois le prix versé aux travailleurs – à la grande coopérative de robusta Cooabriel. Celle-ci est un fournisseur direct de Nestlé, numéro un mondial du café. Cooabriel participe également à son programme de durabilité intitulé « Plan Nescafé » (« Cultivado com Respeito » au Brésil, « cultivé avec respect » en français), qui exige une certification 4C.

La durabilité façon Nestlé

Dans le cadre du « Plan Nescafé », Nestlé recourt à la certification 4C pour attester de la durabilité sociale et écologique de son café Nescafé, première marque mondiale de café. Le groupe qui achète plus de 80 % du café certifié 4C dans le monde, a déclaré aux médias avoir « investi » fortement dans la certification 4C dans l’État d’Espírito Santo.

Selon la multinationale,
l’inclusion dans le « Plan Nescafé » de Cooabriel, première coopérative d’exploitants de robusta au Brésil avec plus de 7600 producteurs et productrices, a marqué une première étape en ce sens. D’après Nestlé, Cooabriel est ainsi devenu un « partenaire important » pour l’approvisionnement de l’entreprise en café durable. Au total, Nestlé achète près d’un quart de son café au Brésil (plus de 222 000 tonnes en 2022). Selon l’entreprise, ce café est 100 % « certifié et durable ».

Le piège de la dette

Le salaire minimum d’environ 12 francs par jour est loin de suffire pour vivre décemment. Selon les calculs de l’institut de recherche Anker, au Brésil, les travailleurs du café devraient gagner presque deux fois plus pour atteindre un salaire de subsistance.

À Mata Verde, où ont travaillé José Lima et Jurandir dos Santos, le propriétaire de l’exploitation s’est rendu coupable de non-respect du salaire minimum légal et de diverses « déductions non autorisées », comme l’indique l’inspection du travail dans son rapport.

Selon José Lima, « absolument tout était déduit de notre salaire : les bottes, les vêtements de protection, les gants de travail, le panier et même la bouteille d’eau potable que nous amenions avec nous dans les champs ».

Ces déductions de salaire sont illégales, tout comme le fait de forcer les travailleurs à prendre en charge eux-mêmes, en plusieurs fois, les coûts du trajet en bus jusqu’à la ferme (350 réaux). Les maigres repas, eux aussi, leur sont facturés à des prix exorbitants. L’entreprise ne donne pas non plus la moindre information sur le montant des déductions à venir, selon José Lima :

« Nous ne savions jamais combien nous devions. Nous savions uniquement que nous avions des dettes. »

Le propriétaire de l’exploitation fait régulièrement des achats, puis affirme que les travailleurs lui « doivent » les montants dépensés. Pourtant, lorsqu’ils demandent des chiffres précis ou des preuves d’achat, ils ne reçoivent que des réponses évasives. De même lorsqu’ils demandent un contrat de travail. Ils n’en recevront d’ailleurs jamais.

À terme, explique José Lima, sur les 220 réaux (39 francs) de sa première paie, il ne lui est resté que 130 réaux (22 francs) pour une semaine de travail.

« Personne ne quitte l’exploitation »

Pendant les heures de travail, les saisonniers sont surveillés de près par le gérant de l’exploitation et les gardiens, qui ne s’éloignent jamais d’eux et les harcèlent, raconte José Lima. L’un des premiers jours, alors que le gérant réprimande l’un de ses amis en levant le bras, il aperçoit un pistolet glissé dans la ceinture de son pantalon. Il se rend alors compte que les gardiens, eux aussi, sont armés.

Il réalise qu’il doit partir et commence à planifier sa fuite. Avec d’autres travailleurs, il tente de convaincre le chauffeur de bus de venir les chercher, mais le propriétaire de la ferme l’apprend. José Lima raconte que ce dernier envoie alors un message sur WhatsApp à tous les travailleurs :

«  ersonne ne quitte l’exploitation tant que toutes les dettes ne sont pas payées. Si quelqu’un s’en va, je ferai fermer l’entrée du village. »

José Lima se sent observé. Lorsqu’il téléphone ou échange avec ses collègues, les gardiens se rapprochent. Il commence à avoir peur.

« À tout moment, ils pourraient me faire du mal », se dit-il. « La plantation est grande, et on est souvent seul pour récolter le café. »

« Menaces, fraude, tromperie ou contrainte »

Dans son rapport, l’inspection du travail indique que la plantation remplit pas moins de 24 critères de « conditions de travail s’apparentant à de l’esclavage », un terme défini par le droit pénal brésilien. Elle constate ainsi de nombreuses « conditions de travail dégradantes », comme le manque d’eau potable et un logement indigne. Le rapport relève par ailleurs que le travail dans la plantation s’apparente à de la servitude pour dette, c’est-à-dire une restriction de la liberté de mouvement en raison de dettes. Cette situation est aggravée par des « menaces, de la fraude, de la tromperie ou de la contrainte ».

La servitude pour dette est une forme de travail forcé qui est interdite par la Convention 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT). Pour faire face aux réalités sur son territoire, le Brésil va même plus loin, en assimilant les « conditions de travail dégradantes » et les « horaires de travail épuisants » à du travail « s’apparentant à de l’esclavage », un terme juridique souvent remplacé par « esclavage moderne ».

Maurício Krepsky, qui a dirigé jusqu’en juin 2023 le département de l’inspection nationale responsable de la lutte contre l’esclavage au ministère brésilien du travail, a déclaré durant un entretien avec Public Eye que les menaces de violence explicites reçues dans le cas de Mata Verde sont inhabituelles. Les conditions de travail s’apparentant à de l’esclavage, en revanche, sont très répandues dans les plantations de café brésiliennes. Selon l’organisation de défense des droits humains Conectas, ces dix dernières années, aucun autre secteur n’a dû secourir autant de personnes de telles conditions de travail que celui du café. Les expert·e·s évoquent un nombre très important de cas non signalés.

Selon Jorge Ferreira, de nombreuses raisons expliquent le fait que la production de café occupe la première place de ce sinistre classement. Lui-même victime d’esclavage moderne en tant qu’ouvrier agricole, il est aujourd’hui l’un des principaux militants d’Adere, une association de travailleurs. Parmi ces raisons : le fait que la culture du café repose « par essence » sur l’esclavage, dit-il. À l’époque coloniale, le Brésil est devenu le premier producteur de café.

« Aujourd’hui encore, d’innombrables producteurs de café dans le pays ne respectent pas les droits humains et exploitent une main-d’œuvre en situation de vulnérabilité sociale »,

explique le travailleur militant. Les propriétaires terriens restent encore en très grande majorité blancs, et la plupart des ouvriers – et des victimes de l’esclavage moderne – sont des hommes aux ancêtres africains. Selon les estimations d’Oxfam Brésil, deux tiers d’entre eux occupent un emploi informel pendant la saison des récoltes, ce qui augmente le risque de relations de travail basées sur l’exploitation.

Un couteau sous le matelas

Quelques jours plus tard, la police l’informe d’une intervention prochaine, sans pouvoir lui indiquer le moment précis. La nouvelle ne rassure José Lima que brièvement. Il se sent de plus en plus menacé : « Je ne dormais plus sans un couteau sous mon matelas », dit-il.

Le 1er mai, 14 jours après son arrivée, il décide de prendre la fuite. Le lendemain, avec beaucoup d’insistance et en échange d’une somme d’argent, il parvient à convaincre un homme du village de conduire un groupe de travailleurs avec sa camionnette jusqu’à la route principale la plus proche, où passe le bus pour Aracaju. Pour rassembler la somme, tous ont dû emprunter de l’argent à des amis ou à de la famille.

Peu avant minuit, José Lima, Jurandir dos Santos et douze autres travailleurs quittent discrètement leur logement. À l’entrée du village, ils attendent la camionnette à l’heure prévue. À 1 h 30 du matin, ils s’en vont. « Il n’y avait pas beaucoup de place dans la camionnette », se souvient José Lima, «|nous étions assis les uns sur les autres et avions beaucoup d’affaires. Mais nous avions enfin réussi à sortir de là. »

Les travailleurs ne le savent pas encore, mais quelques heures seulement après leur départ, les inspecteurs arrivent sur l’exploitation avec la police fédérale. Maurício Krepsky, alors chef de département au ministère du travail, se souvient que les inspecteurs locaux ont estimé les risques de violence sur l’exploitation si élevés qu’ils ont décidé d’appeler en renfort leur équipe de la capitale, Brasília, à 1400 km de là. L’intervention se déroule par la suite sans problème. Dix autres travailleurs, restés sur l’exploitation après la fuite de leurs collègues, retrouvent eux aussi la liberté.

Un crime qui paie

Comme toujours dans ce genre de cas, les autorités déclenchent une procédure administrative. Dans ce cadre, le propriétaire de l’exploitation s’engage à corriger les conditions problématiques, à prendre des mesures préventives et à verser aux travailleurs une indemnité équivalant à trois jours de salaire, auxquelles s’ajoutent des dommages et intérêts. Au total, les travailleurs de Mata Verde reçoivent environ 880 francs par personne, plus le prix de leur billet de retour chez eux. À leur grande déception, José Lima et Jurandir dos Santos découvrent qu’ils n’auront pas droit à ces dédommagements, versés uniquement aux travailleurs qui se trouvaient sur place au moment de l’inspection.

Ils se tournent vers un avocat, qui porte plainte en leur nom auprès d’un tribunal du travail. Les deux travailleurs acceptent un accord à l’amiable, et reçoivent chacun 7000 réaux (environ 1250 francs) de dommages et intérêts – près de dix fois moins que la somme demandée.

« C’était à peine suffisant pour rembourser mes dettes », déplore Jurandir dos Santos.

Le travailleur avait en effet emprunté de l’argent pour pouvoir fuir et, avant cela, pour acheter des vêtements et de la nourriture, et aider ainsi sa femme à faire face aux dépenses du quotidien pendant son absence. Les deux hommes ont accepté cet accord à l’amiable car leur avocat était d’avis qu’ils avaient peu de chance de gagner au tribunal.

Beaucoup de victimes se retrouvent dans cette situation, explique Livia Miraglia, professeure associée de droit du travail à l’Université de Minas Gerais et spécialiste de l’esclavage et de la traite d’êtres humains, lors d’un entretien avec Public Eye. Le montant des dommages et intérêts perçus par les deux travailleurs est, lui aussi, dans la fourchette habituelle. En effet, si la définition et les lois sur l’esclavage moderne sont progressistes au Brésil, leur mise en œuvre ne l’est pas. « La justice, souvent blanche et masculine, dévalorise systématiquement les travailleurs et les travailleuses », explique Livia Miraglia. Selon elle, il est fréquent que les gens dont la valise a été perdue par une compagnie aérienne soient mieux dédommagés que les victimes d’esclavage.

Les auteurs de ces crimes sont rarement punis pénalement.

« Aucun propriétaire d’exploitation ne craint d’aller en prison pour esclavage moderne »,

déclare Livia Miraglia. La professeure est coautrice d’une étude qui démontre que sur plus de 2679 employeurs accusés d’esclavage moderne entre 2008 et 2019, seuls 112 ont été condamnés – généralement à des peines courtes qu’ils n’ont pas eu à purger.

Pour l’experte, « l’esclavage moderne est un crime qui paie ».

La peine la plus lourde de conséquences pour les employeurs pratiquant l’esclavage moderne ? L’ajout de leur nom à une liste consultable publiquement. Quiconque y figure ne peut plus recevoir de crédits de la part des banques publiques, ce qui complique les relations commerciales – mais seulement pour deux ans, les noms étant ensuite retirés de la liste. Le propriétaire de l’exploitation de Mata Verde apparaît effectivement sur cette liste au printemps 2024. En réponse à nos questions, il dément avec véhémence s’être rendu coupable d’esclavage et avoir fait appel à du personnel armé.

Des contrôles sans effet

Les acteurs situés plus haut sur la chaîne d’approvisionnement, tels que les coopératives, les négociants et les entreprises de torréfaction comme Nestlé, ont encore moins à craindre que les propriétaires d’exploitations.

« La justice ne s’en occupe pas », explique Livia Miraglia. Au cœur du problème, le manque de transparence dans la chaîne de valeur : il est généralement impossible de savoir de quelles exploitations les négociants, puis les entreprises qui transforment et vendent le café, s’approvisionnent en matières premières. Certaines entreprises, comme Nestlé, publient des listes de fournisseurs où figurent les noms des intermédiaires et des coopératives, mais pas ceux des exploitations caféières. L’implication des multinationales du café dans des situations d’esclavage moderne ne peut donc être mise au jour que dans des cas isolés, et après des enquêtes poussées.

Il y a neuf ans déjà, après un premier cas d’esclavage moderne sur sa chaîne d’approvisionnement du café au Brésil, Nestlé avait affirmé avoir une « tolérance zéro » pour l’esclavage. La multinationale a depuis également augmenté à 100 % la part de son café brésilien certifié, c’est-à-dire censé être conforme à la loi et, selon ses propres termes, provenant d’un approvisionnement « responsable ».

Pourtant, aujourd’hui encore, ni Nestlé et ses concurrents, ni les organismes de certification comme 4C ne répondent aux revendications des représentant·e·s du personnel et des ONG de défense des droits humains, qui exigent la transparence sur les relations commerciales avec les exploitations caféières.

Les entreprises et les organismes de certification eux-mêmes ne sont souvent prévenus des abus que lorsque les autorités procèdent à des inspections. Or à l’heure actuelle, selon l’ONG Conectas, seule une exploitation brésilienne de café sur mille est inspectée. Dans le cas de Mata Verde, Cooabriel, le fournisseur direct de Nestlé, a interrompu ses relations avec le producteur en mai 2023, après l’intervention de la police. En réponse à nos questions, 4C indique que l’exploitation a été « exclue du système de certification » une fois « le cas découvert » – ce dernier a été rapporté par la presse régionale juste après l’intervention de la police. Manifestement, les audits conduits par 4C n’avaient mis en lumière aucune irrégularité jusque-là.

Cela ne surprend guère Jorge Ferreira, le représentant des travailleurs. Selon lui, les certifications de durabilité ne protègent généralement pas de l’esclavage moderne. Ce constat est partagé par l’inspecteur du travail Maurício Krepsky, dont l’expérience de terrain lui a appris que les organismes de certification passent généralement à côté des réalités dans les plantations :

« Souvent, les audits sont effectués plusieurs mois avant la saison des récoltes. Et même lors d’audits dits ‹ sans notification préalable ›, les entreprises sont informées de l’arrivée des inspecteurs un ou deux jours avant »,

déclare-t-il. De plus, certains problèmes fondamentaux comme le travail au noir, très répandu, ne sont pas du tout pris en compte par ces organismes, dit-il.

Plusieurs cas sur la chaîne de valeur de Nestlé

Malgré le manque de transparence du secteur, notre enquête a pu montrer que Mata Verde n’est pas la seule exploitation sur la chaîne d’approvisionnement de Nestlé où de graves abus ont été mis au jour ces trois dernières années. En 2022, l’inspection du travail a constaté de graves violations du droit du travail sur les exploitations de Três Irmãs et de Primavera, dans l’État de Bahia, au nord d’Espírito Santo, qui fournissent elles aussi Cooabriel, partenaire du « Plan Nescafé ». Un cas d’esclavage moderne a également été découvert dans l’exploitation de Três Irmãs.

Dans une troisième affaire, trois travailleurs de l’exploitation de Vista Alegre à Patrocínio, dans l’État de Minas Gerais, ont été libérés de conditions proches de l’esclavage le 4 juillet 2023. Des factures attestent que l’exploitation vendait sa récolte à NKG Stockler, une filiale du groupe Neumann Kaffee, le plus grand négociant de café au monde, dont le siège se situe à Hambourg et qui détient d’importantes succursales commerciales à Zoug. Lors de la livraison, l’exploitation a reçu une prime pour la récolte, certifiée par le label de durabilité interne de Nespresso AAA. Quant à NKG Stockler, elle n’a manifestement pas eu connaissance de l’inspection menée par les autorités : en réponse à nos questions, l’entreprise admet n’avoir « suspendu » ses relations commerciales avec l’exploitation concernée (qui conteste actuellement en justice les accusations d’esclavage) qu’à la suite de nos questions – soit un an et demi après les faits. Contacté, Nestlé confirme que le fournisseur de Nespresso a été « suspendu » du programme AAA après que la multinationale a été « informée de ces incidents » (voir la déclaration de Nestlé en bas de page).

Les profits avant les droits humains

Pour Jorge Ferreira, il est loin d’être suffisant que des entreprises comme Nestlé mettent fin à leurs relations avec les exploitations en réaction à des cas d’esclavage moderne. Au contraire, il estime qu’elles ont la responsabilité de prévenir efficacement ces abus. Son organisation, Adere, a déjà interpellé Nestlé à plusieurs reprises en ce sens et a eu plusieurs discussions avec des représentant·e·s de la multinationale. Sa conclusion :

« Nestlé affirme s’intéresser aux droits des travailleurs, mais cet intérêt disparaît dès qu’il s’agit de mettre en œuvre des améliorations concrètes – et d’y mettre le prix. »

Au lieu de cela, l’entreprise reporte la responsabilité du respect
des droits humains et du droit du travail – et les coûts afférents – aux producteurs de café. (Sur le sujet des prix souvent trop bas versés par Nestlé pour son café, vous pouvez lire le reportage de Public Eye au Mexique paru en mars 2024, « 
De grandes promesses à petit prix ».)

Le cas de José Lima et de Jurandir dos Santos montre que l’absence de mesures préventives peut avoir des conséquences dramatiques pour les ouvriers et ouvrières agricoles. Les deux hommes en souffrent encore aujourd’hui. En 2024, José Lima a de nouveau participé à la récolte de café, dans une autre ferme de l’état d’Espírito Santo. Il nous confie y être allé la peur au ventre : « Je pensais que le propriétaire de Mata Verde pourrait me retrouver et envoyer à tout moment quelqu’un pour me tuer. »

Pour Jurandir dos Santos, sa première récolte fut aussi la dernière. L’expérience l’a traumatisé, dit-il. Il a un message clair :

« Aux personnes qui travaillent pour les grandes multinationales, je n’ai qu’une seule chose à dire : regardez bien ce que vous faites. Parce qu’acheter du café, c’est facile. La partie la plus difficile du travail, c’est la récolte. Et c’est nous, les travailleurs, qui faisons en sorte que vous puissiez l’acheter, ce café. Vous n’appréciez pas ce travail à sa juste valeur. »

Déclaration de Nestlé

En réponse à nos questions, Nestlé déclare s’approvisionner en café auprès du « groupe certifié 4C », une sous-unité de la coopérative Cooabriel qui comprend 500 fermes productrices de café certifié. La multinationale précise qu’elle ne s’approvisionne pas en café auprès des fermes Mata Verde, Três Irmãs et Primavera mentionnées dans l’article et que ces dernières ne font pas partie du « Plan Nescafé ». Nestlé ne s’exprime pas sur ses relations commerciales passées, y compris celles avec la ferme de Mata Verde, qui a fourni du café certifié 4C à Cooabriel jusqu’à son exclusion du système de certification en juin 2023.

La multinationale déclare maintenir « une communication directe avec Cooabriel afin de souligner l’importance de conditions de travail sûres et équitables dans toutes les fermes » où elle s’approvisionne en café. En ce qui concerne le cas de Vista Alegre, Nestlé déclare : « Une fois que nous avons été informés de ces incidents, nous avons pris des mesures décisives et suspendu cette ferme de notre programme AAA Sustainable Quality en attendant la preuve de sa conformité à nos normes strictes. » NKG Stockler, fournisseur de Nestlé, a appris l’existence des incidents en mars 2025, suite aux questions de Repórter Brasil et Public Eye.

Plusieurs de nos autres questions adressées à Nestlé, comme celle de savoir si et comment l’entreprise entend garantir des salaires décents aux travailleurs saisonniers, sont restées sans réponse.

La déclaration complète de Nestlé est
disponible ici.

Entretien vidéo avec José Lima et Jurandir dos Santos

Les deux ouvriers agricoles racontent en détail les conditions de travail dans la plantation, leur fuite et désignent les responsables. Leur message aux multinationales, aux consommatrices et aux consommateurs de café est clair.

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Texte : Carla Hoinkes et Florian Blumer
Traduction / édition : Claire Garteiser / Karine Pfenniger
Recherche : Public Eye en collaboration avec Repórter Brasil
Vidéo : Repórter Brasil, sous-titres Public Eye
Illustrations : opak.cc

Les illustrations ont été réalisées librement sur la base de photos et des témoignages détaillés de José Lima et Jurandir dos Santos.