Où les bateaux se cachent pour mourir

Une enquête de Gie Goris et Nicola Mulinaris, lauréats du prix d’investigation de Public Eye

Une fois arrivés en fin de vie, les navires de haute mer sont considérés comme des déchets toxiques. Alors qu’il existe des solutions propres et sûres – mais plus complexes et chères – pour les recycler, nombre d’entre eux sont démantelés sur des plages d’Asie du Sud, dans des conditions dramatiques pour les travailleurs et l’environnement. Des sociétés suisses ont aussi recours à ces pratiques irresponsables pour faire des économies.

Les contours de l'enquête, en moins de trois minutes, par ses auteurs Gie Goris et Nicola Mulinaris.

Les contours de l'enquête, en moins de trois minutes, par ses auteurs Gie Goris et Nicola Mulinaris.

Tout au long de la route d’Alang, des boutiques et des entrepôts proposent une variété d’objets hétéroclites qui se promenaient autrefois sur les océans. Bureaux en chêne massif, chandeliers en faux cristal, gilets et canots de sauvetage, cordes, câbles électriques, interrupteurs, fauteuils en cuir, tableaux, générateurs géants, moteurs… La liste n’en finit pas. Ces articles ne sont en fait que des «produits dérivés» du recyclage de navires. Si ces «géants des mers» viennent finir leur vie sur les plages d’Alang, c’est en raison de l’acier dont sont composées leur coque et leur carcasse, et la source de profit que ce matériau représente.

Comme la bourgade voisine de Sosiya, Alang était autrefois un village de pêcheurs oublié du Gujarat, sur la côte nord-ouest de l’Inde. Aujourd’hui, il est tristement célèbre pour le démantèlement naval pratiqué sur des kilomètres de plages le long du golfe de Khambhat, là où la mer d’Arabie pénètre les terres du Gujarat.

Ces plages sont ainsi devenues de véritables cimetières de bateaux. Quelques jours avant notre arrivée à Alang, début septembre, deux hommes ont trouvé la mort sur le chantier de Honey, propriété du groupe indien RKB, spécialisé dans le démantèlement des navires. Les noms de Bhuddabhai Kudesha, originaire d’Alang, et d’Ali Ahmed, de Jharkhand, sont venus s’ajouter à la longue liste des victimes d’une industrie souvent considérée comme la plus dangereuse au monde. C’est sur ce même chantier que la compagnie suisse Mediterranean Shipping Co (MSC) faisait démanteler son navire MSC Alice un an plus tôt. Nous y reviendrons.

Le dernier jour de Bhuddabhai

Bhuddabhai avait 33 ans. Le 31 août, il s’est réveillé comme d’habitude à 6h, quand les premiers rayons du soleil viennent chasser l’obscurité de son village. Son fils de huit ans et ses deux filles de six et quatre ans dormaient encore, mais sa femme préparait déjà le petit-déjeuner.

Voilà six ans que Bhuddabhai travaillait sur le chantier de démantèlement naval d’Alang, à trois kilomètres de sa maison. Il savait à quel point il était rare pour un Koli, ancienne caste de pêcheurs pour la plupart reconvertis en saisonniers agricoles, d’obtenir un travail dans cette industrie.

Le matin du drame, Bhuddabhai s’affairait à extraire les toilettes du navire MV Ocean Gala que son employeur voulait vendre aux brocanteurs de la route d’Alang. Ce travail n’était pas bien payé mais il rapportait davantage que le maigre salaire touché par son père et son jeune frère Rajabhai sur les exploitations agricoles. Bhuddabhai les aidait souvent le dimanche ou avant de partir pour le chantier à 7h30 sur sa Honda Hero Splendor. Ce jour-là, il avait parcouru la piste poussiéreuse qui le menait au chantier pour la dernière fois.

Dhammabhai Kudesha, le père de Bhuddabhai, quelques jours après la mort tragique de son fils dans un accident survenu lors du démantèlement du MC Ocean Gala, en août 2018.

Dhammabhai Kudesha, le père de Bhuddabhai, quelques jours après la mort tragique de son fils dans un accident survenu lors du démantèlement du MC Ocean Gala, en août 2018.

Les circonstances exactes de l’accident sont encore floues lorsque nous rencontrons la famille de Bhuddabhai, quelques jours après le drame. Selon l’hypothèse la plus probable, une partie de la coque aurait cédé de manière inattendue, entraînant dans sa chute Bhuddabhai et Ali Ahmed, qui perforait l’acier pour créer une sortie supplémentaire sur le neuvième pont du navire. Les deux hommes ne portaient pas de harnais de sécurité. Le propriétaire du chantier assure qu’ils n’étaient pas tenus de le faire puisqu’ils travaillaient à l’intérieur du navire, cette exigence ne s’appliquant qu’à ceux qui découpent l’acier depuis l’extérieur.

Droits du travail? Le néant!

Une longue liste de doléances

Afin de mieux comprendre les conditions dans lesquelles les ouvriers travaillent à Alang, nous rencontrons Vidyadhar Rane, secrétaire général d’un syndicat qui tente d’organiser le personnel. Les graves problèmes de sécurité sur les chantiers sont la principale préoccupation. Mais d’autres points essentiels doivent impérativement être améliorés:

«Hébergement, toilettes, cantines, heures supplémentaires correctement rémunérées, jours de congés payés, assurance santé et accident pour tous, infrastructures hospitalières adéquates.»

Ces dernières peuvent être une question de vie ou de mort. Lorsque Bhuddabhai a eu son accident sur le chantier de Honey, il a été conduit à l’hôpital public de Bhavnagar, à plus de 50 kilomètres d’Alang, soit plus d’une heure de route sur une deux-voies étroite comptant d’innombrables dos-d’âne, des vaches impassibles, de nombreux camions et une circulation très dense et dangereuse.

Il y a bien à Alang une petite clinique de dix lits gérée par la Croix-Rouge indienne, ainsi qu’un hôpital de vingt lits, mais leurs installations ne sont pas équipées pour traiter les blessures graves. Elles sont clairement insuffisantes pour répondre aux besoins des quelque 160 chantiers d’Alang, sur lesquels 15'000 à 30'000 ouvriers démantèlent d’énormes navires dans des conditions extrêmes, au péril de leur vie. Les estimations varient en fonction des différents interlocuteurs; il n’existe malheureusement aucun chiffre officiel sur ce secteur en grande partie informel.

Absence de négociations collectives

«Il n’y a pas de syndicat à Alang», déclare Nikhil Gupta, copropriétaire de Rudra Green Ship Recycling, l’un des «meilleurs» chantiers d’Alang. «Faire des affaires au Gujarat est donc un vrai plaisir. Nous n’avons pas de syndicat car tout le monde est sur la même longueur d’onde.» Gupta nous fait cette déclaration surprenante, et manifestement mensongère, à l’issue d’une discussion durant laquelle il a tenté de nous expliquer la loi de l’offre et de la demande qui régit l’industrie du démantèlement naval – ou du recyclage, comme on préfère le nommer dans le secteur des transports maritimes.

Bien que les autres propriétaires de chantiers auxquels nous avons parlé semblaient avoir un regard plus lucide sur la situation, aucun n’entretenait de relation officielle avec un syndicat ou n’était engagé dans des négociations collectives. «Quand il y a des soucis, on traite directement avec les travailleurs. C’est beaucoup plus rapide», nous confie ainsi Nitin Kanakiya, secrétaire de l’Association de l’industrie du démantèlement (SRIA) et propriétaire du chantier de Triveni, à Alang.

Une industrie qui pèse des milliards de roupies

Dr Sahu Geetanjoy, chercheur au Tata Institute for Social Studies de Mumbai.

«Les lois qui protègent les travailleurs sont insuffisantes et ne sont pas appliquées», nous explique le Dr Sahu Geetanjoy, chercheur au Tata Institute for Social Studies de Mumbai, l’un des rares universitaires qui étudie les conditions de travail dans l’industrie du démantèlement. Selon lui, le manque de volonté du gouvernement à faire respecter le droit du travail et les règles environnementales peut s’expliquer par les intérêts financiers liés à ce secteur. Par les recettes fiscales qu’elle génère et les revenus issus de la location des plages, l’industrie du démantèlement naval alimente chaque année les caisses de l’État du Gujarat à hauteur de 7 milliards de roupies, soit environ 97,2 millions de francs suisses.

Nous avons demandé à la famille de Bhuddabhai ce qu’elle attendait des propriétaires du chantier. La réponse a été immédiate: «rien du tout».

Cette désillusion est la conséquence de plusieurs siècles d’humiliation et de marginalisation des Kolis, qui n’espèrent rien de la part des plus riches ou des castes supérieures. Le frère et le neveu de Bhuddabhai ne savent même pas si la famille touchera un jour la totalité de l’indemnisation à laquelle elle a droit. Raj Bansal, le propriétaire du chantier de Honey, assure qu’elle recevra environ 6900 francs, ce qui correspond à trois ans de salaire. Mais la veuve de Bhuddabhai ne touchera pas de pension. À la douleur immense d’avoir perdu son mari et le père de ses trois enfants s’ajoute ainsi le dénuement, plus désespéré que tout ce qu’elle a connu jusqu’ici.

Le travail le plus dangereux au monde

L’histoire tragique de Bhuddabhai rappelle la menace qui plane sur la vie de tant d’autres: des dizaines de milliers d’hommes qui, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, démembrent des navires sur les plages d’Asie du Sud.

Selon les données de l’ONG belge Shipbreaking Platform, environ 1000 bateaux sont démantelés chaque année. 65 à 75% d’entre eux sont acheminés vers trois sites côtiers en Inde, au Pakistan et au Bangladesh.

En 2015, l’Organisation internationale du travail (OIT) tirait la sonnette d’alarme sur les conséquences délétères de cette pratique: «Le démantèlement des navires est devenu un problème majeur pour la santé des travailleurs et l’environnement. C’est l’une des activités les plus dangereuses, avec un taux de décès, de blessures et de maladies professionnelles inacceptable.»

En Inde, les données du département Sécurité et santé dans l’industrie du Gujarat font état de 470 accidents mortels survenus à Alang entre 1983 – début du démantèlement de navires dans la région – et 2013, nous indique le Dr Geetanjoy, du Tata Institute for Social Studies de Mumbai. «Il n’existe pas de registre central fiable des accidents sur les chantiers», explique-t-il. Mais selon la Cour suprême indienne, le taux d’accidents mortels dans le démantèlement de bateaux (2 pour 1000 travailleurs) est supérieur à celui de l’extraction minière (0,34 pour 1000), pourtant considérée comme «l’industrie la plus exposée aux risques d’accidents».

Dr Sahu Geetanjoy, chercheur au Tata Institute for Social Studies de Mumbai.

Dr Sahu Geetanjoy, chercheur au Tata Institute for Social Studies de Mumbai.

Une externalisation des coûts irresponsable

En 2009, le rapporteur spécial des Nations unies sur les déchets toxiques décrivait déjà dans un rapport les risques à long terme du démantèlement des navires, véritable bombe à retardement: «Sur les chantiers (…), les travailleurs sont souvent exposés à des produits chimiques toxiques, tels que des poussières et fibres d’amiante, à des substances chimiques industrielles bannies depuis des décennies pour leur haute toxicité mais toujours présentes dans les bateaux, ainsi qu’à du plomb, du mercure, de l’arsenic ou du cadmium dans les peintures, les revêtements et les équipements électriques. Ils travaillent souvent sans équipement de protection. Une exposition prolongée à ces produits chimiques entraîne une augmentation du risque de maladies à progression lente mais mortelles, qui peuvent se déclarer après de nombreuses années.»

Comme pour d’autres secteurs sensibles, les coûts humains et environnementaux de telles pratiques sont payés par des pays pauvres. L’actuel rapporteur spécial sur les déchets toxiques, Baskut Tuncak, est d’ailleurs très clair quant à la responsabilité de l’industrie du transport maritime, qui «externalise l’impact nocif du démantèlement des navires au détriment des travailleurs et des communautés défavorisées des pays en développement».

En ce sens, les porte-conteneurs et autres navires sont, jusqu’au bout, les tristes symboles des dérives de la mondialisation.

– CONTEXTE –
Un cadre légal affaibli et contourné

Sur le plan international, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a adopté en 1992 la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, à la suite de nombreux scandales de trafic de déchets survenus à la fin des années 1980.

La Convention de Bâle, qui a été transposée dans le droit européen à travers le Règlement de l’Union européenne concernant les transferts de déchets, régit le commerce international de déchets dangereux. Elle s’applique au démantèlement des bateaux puisque ceux-ci contiennent généralement des matériaux toxiques dans leur structure et sont, par conséquent, considérés comme des déchets dangereux. Ratifiée par 187 pays, la Convention de Bâle est la seule législation internationale en vigueur visant à protéger les pays du Sud afin qu’ils ne soient pas utilisés comme des poubelles à navires toxiques.

L’industrie du transport maritime exploite toutefois les lacunes de la Convention de Bâle, en recourant au démantèlement – plus lucratif – sur les plages du Sud. Sachant qu’un navire ne devient formellement un déchet que lorsque l’intention de s’en débarrasser est évidente, les armateurs contournent la Convention de Bâle en ne divulguant pas cette intention aux autorités portuaires du point de départ de son dernier voyage.

Quand les États signataires de la Convention de Bâle ont commencé à chercher des moyens plus efficaces pour réglementer le commerce de navires toxiques, notamment en pointant du doigt la responsabilité des pays où sont domiciliés les armateurs, l’Organisation maritime internationale (OMI) a décidé de s’atteler à l’élaboration d’une nouvelle convention prévoyant que le recyclage des bateaux relève de la responsabilité des États pavillons. La Convention de Hong Kong pour le recyclage sûr et écologiquement rationnel des navires qui en a résulté ne devrait toutefois pas entrer en vigueur avant de nombreuses années puisqu’à ce jour, seuls six pays l’ont ratifiée.

Des représentants de la société civile, le rapporteur spécial des Nations unies sur les déchets toxiques ainsi que des décideurs politiques en Europe et dans des pays en développement dénoncent la faiblesse des normes fixées par la Convention de Hong Kong, qui cautionnent de fait les pratiques toxiques et dangereuses de démantèlement des navires sur les plages d’Asie du Sud.

Afin de combler les lacunes juridiques actuelles, une nouvelle réglementation sur le recyclage des bateaux a été adoptée au niveau européen. Dès le 31 décembre 2018, les navires battant pavillon d’un pays de l’UE ne peuvent être recyclés que sur des chantiers figurant dans un registre officiel spécifique. Le règlement européen fixe par ailleurs des normes plus élevées que la Convention de Hong Kong de l’OMI: il interdit la méthode controversée de «l’échouage» et fixe des exigences en matière de gestion des déchets toxiques en aval et de protection des droits du travail.

L’Europe hypocrite

«La méthode de la gravité»: un désastre écologique

Les conséquences environnementales sont elles aussi dramatiques. En juin 2016, la direction générale de l’environnement de l’Union européenne publiait une compilation de plusieurs études documentant les effets néfastes du démantèlement des navires tel que pratiqué sur les plages d’Asie du Sud. L’une d’entre elles montrait clairement l’ampleur de la pollution du site d’Alang-Sosiya au cuivre, cobalt, manganèse, plomb, cadmium, nickel, zinc et mercure.

La Commission européenne faisait également référence à une étude antérieure, publiée en 2001, qui présentait déjà des résultats d’analyse très inquiétants: à Alang, les taux de mercure étaient 15'500% plus élevés que sur un site témoin, et 16'973% pour les hydrocarbures pétroliers. Les chercheurs avaient également détecté la présence, à des niveaux élevés, de certaines bactéries.

Une part de la pollution est directement liée à ce que l’industrie du démantèlement naval appelle «la méthode de la gravité», c’est-à-dire lorsque des plaques entières du bateau sont découpées au chalumeau et s’écroulent avec fracas sur la plage.

Non seulement cette technique est la cause de nombreux accidents mortels, mais l’énorme impact provoqué par la chute de tonnes d’acier entraîne la libération dans les eaux et les sols de grandes quantités de peintures souvent toxiques.

Comme les navires sont démantelés à marée basse, tous les résidus pétroliers, les métaux lourds et autres substances dangereuses qui ne sont pas nettoyés avant la montée des eaux sont emportés par les vagues et disséminés dans l’environnement marin.

Des sociétés attirées par le profit

Pourtant, à entendre tous les propriétaires de chantiers que nous avons interrogés, les sites de démantèlement d’Alang seraient en passe de devenir «verts», mais les sociétés européennes ne s’engageraient pas de manière sérieuse dans ce sens, contrairement à ce qu’elles prétendent. Nithin Kanakiya, le propriétaire du chantier de Triveni, va même plus loin:

«Ce sont des hypocrites. D’une part, elles demandent l’impossible en termes de salaires, d’assurance, de sécurité et de protection de l’environnement, et d’autre part, leur unique but est de maximiser les profits et de mettre les chantiers en concurrence pour parvenir à leurs fins.»

Nous avons demandé à Komalkant Sharma, propriétaire du Leela Group of Companies, s’il attendait un soutien de la part des grandes compagnies maritimes. Sa réponse: «Quand on remarque que les armateurs sont obsédés par la recherche de profit, il devient impossible pour nous de continuer à collaborer avec eux. Leela cherche à faire mieux sur les plans sociaux et écologiques, mais cela a un coût. Les armateurs européens devraient assumer leur part de responsabilité, en acceptant des prix plus faibles pour leurs navires ou en s’engageant à plus long terme avec les entreprises de recyclage. Mais ils s’entêtent à rejeter la responsabilité sur nous.»

Si le chantier de Leela est considéré comme l’un des «meilleurs» d’Alang, il ne faut pas oublier que c’est là que Ravindra Chaudari a perdu la vie le 15 avril 2018, à cause de la chute d’une plaque d’acier qui s’était détachée du Pata Glory lors d’une opération de maintenance. Selon le Times of India, l’accident a provoqué des émeutes.

La Suisse, pays sans mer

Un pétrolier suisse dans l’enfer de Chittagong

De nombreux navires sont démantelés à Chittagong, au Bangladesh, où les conditions de travail et les dégâts écologiques sont encore pires qu’en Inde. Mohamed Ali Shahin, qui s’occupe de ces problèmes pour l’organisation Young People in Action (YPSA), nous raconte par téléphone les derniers drames ayant eu lieu sur les sites de démantèlement de la région. Le 10 novembre, un employé du chantier de SH Enterprise a perdu la vie alors qu’il travaillait sur le MV Velda, un navire battant pavillon urkainien. La veille, un autre ouvrier est décédé en démembrant le bateau indien Peri sur le chantier de Golden Iron Works. Plus tôt dans l’année, deux travailleurs sont morts sur le chantier de Zuma Enterprise: Mohamad Khalil (40 ans), le 31 mars, et Shatikul Islam (28 ans), le 24 avril. Ils travaillaient sur le pétrolier EKTA qui, selon les bases de données, avait été vendu pour démantèlement par la compagnie maritime suisse Navimar. Navimar avait acheté le navire à Maran Tankers, une filiale du groupe grec Anangel Shipping, en septembre 2017, soit un mois seulement avant que celui-ci ne soit acheminé jusqu’à la plage de Chittagong.

L’entreprise helvétique agissait donc ici dans le rôle d’intermédiaire pour faire démanteler le bateau, une opération purement financière. Zuma Enterprise ne prend aucune mesure de sécurité, ne respecte pas les normes environnementales internationales et n’assure aucune gestion des déchets.

«Pourquoi une entreprise suisse choisirait-elle de travailler avec un chantier aussi dangereux?»

s’interroge Ali Shahin. Zuma Enterprise présente non seulement des risques en matière de sécurité, mais elle est aussi peu regardante sur la santé de ses ouvriers. «Leur politique, ajoute-t-il, c’est de verser à la famille d’un travailleur.»

– CONTEXTE –
Les pavillons comme modèle d’affaires

Afin de maximiser les profits, d’exploiter les failles de la législation et de se soustraire à ses responsabilités, l’industrie du transport maritime a recours aux «pavillons de complaisance». Le principe est simple: les armateurs peuvent enregistrer leurs navires auprès de pays n’ayant aucun lien avec eux ou leur entreprise. Le phénomène des pavillons de complaisance a créé un système dans lequel les États sont en concurrence. Bon nombre d’entre eux permettent ainsi l’enregistrement des navires à moindre coût, avec peu de contrôles, et en bénéficiant d’allégements fiscaux conséquents.

Environ 75% de tous les gros navires commerciaux battent pavillon de complaisance, et cette proportion augmente lorsqu’ils arrivent en fin de vie. Pour l’ultime voyage, les armateurs choisissent des pavillons plus avantageux et moins contrôlés, comme les Tuvalu, les Comores, les Palaos ou Saint-Kitts-et-Nevis, connus de longue date pour leur application très lacunaire des législations internationales.

Pour le Rapporteur spécial de l’ONU Baskut Tuncak, la possibilité d’utiliser des pavillons de complaisance, et d’en changer librement, rend la régulation de l’industrie du démantèlement très difficile:

«Tant que les compagnies maritimes pourront recourir aux pavillons de complaisance, et par conséquent choisir les règles qu’elles devront suivre, elles pourront échapper à leurs responsabilités.»

Un bilan dramatique

Shahin nous dresse le portrait d’une industrie à la dérive, où les vies humaines ne comptent pas et l’environnement est considéré comme une poubelle géante.

Le gouvernement devrait prendre des mesures pour rendre cette industrie plus propre et plus sûre, estime-t-il, mais la responsabilité ne repose pas uniquement sur le Bangladesh: «Les armateurs européens pourraient faire beaucoup plus pour favoriser un démantèlement sûr et propre. Ils pourraient appliquer les normes européennes et investir, par exemple, dans des installations de récupération des déchets. Et, bien sûr, ils pourraient commencer par décontaminer leurs bateaux des substances toxiques avant de les envoyer en Asie du Sud. Les armateurs ont le devoir de protéger l’environnement, n’est-ce pas?»

Comme à Alang, de nombreux démanteleurs de Chittagong sont des migrants internes qui vivent dans des logements insalubres. Ils travaillent de longues heures, généralement sans contrat de travail, et n’ont pas de vacances. Les propriétaires des chantiers empêchent les syndicats d’organiser les ouvriers. Au moins 15 travailleurs ont été tués en 2017, et au moins 22 ont été grièvement blessés.

En 2018, on a recensé au moins 19 décès, le chiffre le plus élevé depuis 2009. La plupart de ces drames sont causés par des incendies, des chutes ou des pièces qui se détachent et écrasent les ouvriers. L’hôpital le plus proche est trop loin en cas d’urgence, et les frais médicaux ne sont généralement pas couverts par l’employeur.

La Suisse, l’un des plus gros pollueurs

Bien qu’elle n’ait aucun accès à la mer, la Suisse abrite d’importantes sociétés spécialisées dans l’affrètement maritime. Si Mediterranean Shipping Company, MSC pour les amateurs de croisières, est très connue en raison de ses activités de plaisance, vous n’avez certainement jamais entendu parler des autres compagnies maritimes domiciliées pour la plupart à Genève, sur les rives du Léman. Fait peu connu, le secteur suisse du shipping joue par ailleurs un rôle peu reluisant dans le démantèlement des navires sur des sites côtiers en Asie du Sud, dans des conditions extrêmes.

Selon nos calculs, basés sur différentes sources, quelque 90 porte-conteneurs détenus par des entreprises suisses ont terminé leur existence sur des plages au Bangladesh, en Inde et au Pakistan depuis 2009.

Les noms des sociétés concernées ont bien été répertoriés, mais seuls les acteurs du secteur les connaissent. Il s’agit d’Atlanship SA, Doris Maritime Services SA, FleetPro Passenger Ship Management AG, Lumar SA, MSC Mediterranean Shipping Co, Sallaum Group SA, Shipfin SA, Sider Navi S.p.A. ou encore Taunus Shipping SA.

Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), la Suisse est numéro 20 mondial en nombre de bateaux, mais elle figure au 15e rang en ce qui concerne le nombre de navires démantelés chaque année sur des plages. «La quasi-totalité des navires helvétiques finissent dans de telles conditions», commente à Bruxelles Nicola Mulinaris, de l’ONG Shipbreaking Platform. «La Suisse fait ainsi partie des plus gros pollueurs pour ce qui est de la gestion irresponsable de ses navires en fin de vie.»

MSC, champion de l’échouage

Le discours de MSC et la réalité

Sur les 90 bateaux détenus par des sociétés suisses ayant été démantelés sur des plages d’Asie du Sud ces dix dernières années, 80 appartenaient au numéro deux mondial du transport maritime: MSC. Ce géant, qui a réalisé en 2017 un chiffre d’affaires d’environ 30 milliards de francs suisses, n’est pas tenu de publier ses chiffres, puisqu’il s’agit d’une entreprise «familiale», dirigée par son cofondateur italien Gianluigi Aponte.

En 2009, Aponte a reçu le prix de l’«Excellence napolitaine dans le monde» des mains du Premier ministre de l’époque, Silvio Berlusconi, puis, en 2013, le titre de Cavaliere del Lavoro (Chevalier du travail) du président de la République, Giorgio Napolitano. Pour pouvoir prétendre à cette distinction, les candidats doivent avoir un bilan personnel irréprochable, respecter toutes les règles en matière de fiscalité et accorder une attention particulière à la protection des travailleurs et des travailleuses. Plus récemment, en octobre 2018, MSC a été élue «armateur le plus vert de l’année», lors du Green Shipping Summit organisé à Amsterdam. Sur son site internet, la compagnie helvétique se targue ainsi d’avoir été «félicitée pour ses efforts dans la promotion de l’utilisation durable des ressources marines et ses investissements dans les technologies vertes».

Nous sommes donc confrontés à une société qui, d’une part, vise à «devenir la plus durable, la plus avancée sur le plan technologique et la plus à l’écoute de ses clients», pour reprendre les propos de son responsable «durabilité», et qui, d’autre part, se débarrasse de ses vieux navires en les envoyant se faire démanteler sur des plages d’Asie du Sud.

Pour mettre la compagnie maritime face à ses propres contradictions, nous l’avons contactée à deux reprises, juste après qu’elle eut reçu sa verte distinction. Le motif de notre démarche? «Obtenir des faits et des chiffres sur ses bateaux vendus pour démantèlement, et comprendre les processus ou les critères de décision appliqués par MSC.» La réponse reçue de Genève tient sur deux lignes: «Merci pour l’intérêt que vous portez à la stratégie environnementale de MSC. À ce jour, nous refusons de participer à votre enquête.» En plus bref encore: naviguez, il n’y a rien à voir!

Beaucoup de promesses, mais aucune réponse

MSC publie un rapport de durabilité, mais celui-ci ne fait référence au recyclage des bateaux qu’à une seule occasion: «Nos pratiques en matière de recyclage de bateaux sont un des domaines auxquels nous accordons une attention particulière car elles sont étroitement liées aux normes du travail, à la protection de l’environnement et aux droits humains […]. Seuls des chantiers de recyclage répondant aux normes de la Convention de Hong Kong de l’Organisation maritime internationale, ISO 14001 (environnement), ISO 30001 (politique de recyclage des navires) et OSHAS 18001 (santé et sécurité) sont sélectionnés pour le recyclage des navires en fin de vie utile.» Il est piquant de constater que MSC cite la norme ISO 30001 parmi les conditions régissant le travail sur les chantiers de démantèlement, puisque cette norme n’existe pas.

Nous avons cherché à savoir si MSC était en mesure de vérifier que les normes sociales et environnementales qu’elle affirme respecter étaient bien appliquées sur les chantiers d’Alang. Pour une compagnie qui met volontiers en avant sa responsabilité sociale, MSC s’est contentée de nous répondre: «Nous confirmons par la présente que nous ne sommes pas en mesure de répondre à votre demande.»

Alang, la plage de tous les dangers

C’est pourtant sur les plages d’Alang que le destin de Bhuddabhai aurait bien pu croiser celui de navires de MSC envoyés à la casse. Le 4 août 2009, le porte-conteneurs MSC Jessica a pris feu alors qu’il était démantelé sur une plage d’Alang, entraînant la mort de six ouvriers. En 2017, le MSC Alice a été démantelé sur le chantier naval de Honey, à Alang.

Bien que ses certifications suggèrent que Honey soit l’un des meilleurs chantiers d’Alang, il est prouvé que les activités de démantèlement y occasionnent une grande pollution des eaux et de la plage. Et l’accident du 31 août, qui a coûté la vie à deux ouvriers, montre que les certificats délivrés par le privé et attestant du respect des faibles normes de la Convention de Hong Kong ne signifient pas des conditions de sécurité suffisantes. Ils n'ont pas suffi à éviter les pires dangers du démantèlement.

Le prix d’investigation de Public Eye

Dévoiler des faits cachés peut changer le monde : c’est fort de cette conviction que Public Eye a décidé de créer, à l’occasion de son 50e anniversaire, un «prix d’investigation» destiné à soutenir le travail de journalistes ou d’ONG qui enquêtent sur les pratiques de sociétés suisses et leurs conséquences délétères dans les pays en développement ou émergents.

Parmi 55 propositions en provenance d’une vingtaine de pays, un prestigieux jury a sélectionné deux projets, qui ont été financés par la foule: plus de 300 personnes ont contribué à notre campagne de financement participatif. Elles ont permis à Gie Goris, de MO* Magazine (Belgique), et à Nicola Mulinaris, de l’ONG Shipbreaking Platform, de réaliser cette enquête, et à Marie Maurisse, de dévoiler les recettes secrètes des cigarettiers suisses. Qu'elles s'en voient ici remercier!

Bien que centré sur le présent, le prix d’investigation créé en marge du jubilé de Public Eye reflète aussi la longue tradition d’investigation de cette organisation, qui a toujours associé son travail de plaidoyer et de campagne à la mise en lumière, souvent ardue, d’agissements illégitimes ou illégaux venant souligner la nécessité d’agir.

Pour découvrir nos prochaines enquêtes, des reportages exclusifs et en savoir plus sur les coulisses du travail de Public Eye, commandez gratuitement les trois prochains numéros de notre magazine ou abonnez-vous à notre newsletter!

Enquête: Gie Goris (MO* magazine) et Nicola Mulinaris (NGO Shipbreaking Platform)
Traduction et rédaction: Maxime Ferréol et Géraldine Viret, Public Eye
Photos: Tomaso Clavarino, Amit Dave, Studio Fasching, Pradeep Shukla, GMB Akash/Panos, Shiho Fukada/Panos, Brendan Corr/Panos, Gie Goris
Conception web: Melanie Nobs, Public Eye