Au Brésil, Swiss Re
assure des terres agricoles déboisées illégalement
Profitant de subventions accordées par le gouvernement brésilien, Swiss Re assure des exploitations agricoles sur une surface équivalente à 16 % du territoire suisse. Des données publiques révèlent que certains contrats ont couvert des exploitations menant des activités illégales et contribuant à la déforestation, première source d’émissions de gaz à effet de serre au Brésil. Parmi les autres accusations qui pèsent sur les fermes récemment assurées par Swiss Re : des crimes environnementaux, ou encore le recours à la violence armée et au travail forcé.
En septembre et octobre 2023, les principaux cours d’eau de la forêt amazonienne ont souffert de graves sécheresses, entraînant la mort d’animaux et menaçant la survie des populations locales. Pendant ce temps, à l’extrême sud du Brésil, une inondation causée par un cyclone a tué 50 personnes, dont les maisons ont été emportées par les eaux. Dans le centre du pays, des villes comme São Paulo et Rio de Janeiro ont connu des températures avoisinant les 40 ºC, ce qui est inhabituel pour cette période de l’année.
Les scientifiques estiment que ces phénomènes extrêmes sont les conséquences du dérèglement climatique et prévoient qu’ils deviendront de plus en plus fréquents dans le pays. Le secteur agricole est le principal moteur du dérèglement climatique au Brésil, non seulement en raison des émissions provenant de l’agriculture et de l’élevage, mais aussi à cause de la déforestation engendrée par l’expansion des terres agricoles.
© AP Photo / Wesley Santos
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Les inondations survenues en septembre 2023 à Lajeado, dans l’État du Rio Grande do Sul, à la suite d’une tempête extratropicale. © Diego Vara / Reuters
Les inondations survenues en septembre 2023 à Lajeado, dans l’État du Rio Grande do Sul, à la suite d’une tempête extratropicale. © Diego Vara / Reuters
Le Brésil, l’un des principaux producteurs de matières premières agricoles au monde, accorde des subventions publiques pour l’assurance rurale. Le programme de subvention des primes d’assurance rurale (ou PSR selon son acronyme brésilien) permet aux agriculteurs et agricultrices de recevoir une contribution de l’État au coût de leur police. Swiss Re est l’une des 17 entreprises autorisées à participer à ce programme. Outre ses activités de réassureur, la filiale brésilienne de la multinationale domiciliée en Suisse, à Zurich propose également des assurances pour les entreprises actives dans différents secteurs économiques, dont l’agro-industrie.
Swiss Re soutient des activités illégales
Entre 2016 et 2022, Swiss Re a conclu au moins 19 polices d’assurance pour protéger les cultures ou l’élevage dans des exploitations où les autorités avaient constaté une déforestation illégale et avaient, par conséquent, imposé des restrictions environnementales sur les zones concernées. La législation brésilienne interdit la culture de plantes utiles dans les zones soumises à de telles restrictions afin de permettre la régénération de la végétation indigène. L’octroi d’une assurance pour les cultures agricoles ou l’élevage d’animaux dans des zones sous restriction revient de fait à soutenir des activités illégales.
« L’agro-industrie contribue beaucoup plus au dérèglement climatique lorsqu’elle opère sur des terres déforestées. Comme il devient de plus en plus risqué de cultiver dans certaines régions, les demandes d’assurance agricole, subventionnée par le gouvernement brésilien, augmentent. En d’autres termes, les agriculteurs et agricultrices profitent de la déforestation et socialisent ensuite les pertes. C’est donc la collectivité qui paie », critique Paulo Barreto, chercheur à l’Institut amazonien de l’humain et de l’environnement (Imazon).
En 2021, les émissions brutes dues à la déforestation au Brésil ont dépassé les émissions totales du Japon, selon les calculs de l’Observatoire du climat (Observatório do clima), une coalition d’organisations de la société civile brésilienne créée pour étudier le dérèglement climatique.
Les phénomènes météorologiques extrêmes sont le principal facteur de risque pour les assurances subventionnées, et ce marché connaît une croissance exponentielle. Entre 2015 et 2021, le nombre de polices subventionnées par l’État a explosé, passant de 39 800 à 212 900 par an. Au cours de la première décennie de fonctionnement de ce système d’assurance (2005-2015), près de la moitié des demandes d’indemnisation ont été causées par des événements tels que des sécheresses (30 %) ou des précipitations excessives (8 %).
Selon le ministère brésilien de l’Agriculture et de l’Élevage, des phénomènes météorologiques de plus en plus extrêmes et fréquents ont été observés au cours des trois dernières saisons de récolte, en particulier dans le sud du pays. « Cela a eu des répercussions directes sur de nombreuses cultures, en particulier le soja et le maïs, qui ont souffert de longues périodes de sécheresse », déclare le ministère dans un communiqué, précisant que cette tendance pousse les exploitations agricoles à souscrire une assurance pour protéger leurs terres.
« Si les agriculteurs concernés n’avaient pas souscrit d’assurance, ils n’auraient probablement pas pu rembourser leurs crédits, qui sont en grande partie accordés par l’État au Brésil », explique Joaquim Neto, président de la commission Assurance rurale de la Fédération nationale des assurances générales (FenSeg). « Cela aurait donc aussi été problématique pour le gouvernement. L’assurance a permis de soutenir le secteur agricole », conclut-il.
Repórter Brasil a également identifié des exploitations agricoles assurées par Swiss Re qui se trouvent sur des terres autochtones. Parmi les clients de l’entreprise figurait par ailleurs un producteur de café qui, lors d’une inspection du gouvernement fédéral, a été pris en flagrant délit de recours au travail forcé pour la récolte.
L’enquête de Repórter Brasil se base sur des données provenant de contrats d’assurance bénéficiant de subventions publiques. Le gouvernement brésilien paie une partie de la prime, permettant ainsi aux assuré·e·s de profiter d’un rabais considérable sur le coût final de leur police. Les informations relatives aux contrats sont accessibles au public, y compris les coordonnées géographiques des biens assurés.
Interrogée sur ces pratiques commerciales, Swiss Re s’est contentée d’une déclaration très générale : « Nous restons pleinement engagés dans nos ambitions et nos objectifs en matière de durabilité. Nous nous efforçons d’identifier, de gérer et de traiter les risques en matière de durabilité dans l’ensemble de nos activités. Nous utilisons les informations disponibles lors de l’évaluation d’une transaction potentielle afin de nous assurer qu’elle respecte les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Nous continuons à mettre à jour nos propres processus et analyses afin de refléter l’évolution des critères ESG et de prendre en compte les nouvelles variables au fur et à mesure qu’elles apparaissent, mais aussi pour nous aligner sur les meilleures pratiques de gouvernance. »
Également confronté aux cas problématiques identifiés, le ministère brésilien de l’Agriculture et de l’Élevage a simplement déclaré qu’il n’avait « aucune connaissance officielle des cas signalés ». Un système de contrôle des polices d’assurance subventionnées, actuellement à l’essai, devrait être mis en place d’ici 2024, ajoute-t-il.
Cultures illégales dans des zones déboisées
L’an dernier, Swiss Re s’est classée au quatrième rang des assureurs ayant contracté le plus grand nombre de polices dans le cadre du programme de subvention brésilien. La superficie totale assurée par la multinationale suisse dans le cadre de ces contrats – 659 000 hectares – équivaut à 16 % du territoire helvétique, soit presque la taille du plus grand canton de Suisse, les Grisons.
Selon ses propres déclarations, Swiss Re veut « rendre le monde plus résilient ». Présente dans 25 pays, la société a enregistré un bénéfice net de 1,4 milliard de dollars au premier semestre 2023, soit l’équivalent du profit total réalisé en 2021. Face à ses actionnaires et autres parties prenantes, Swiss Re met volontiers en avant ses engagements environnementaux. Selon son rapport de durabilité 2022, l’un des principaux objectifs de l’entreprise est d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050.
Pourtant, en assurant l’exploitation agricole de Manto Verde, Swiss Re aurait pu contribuer à la disparition de la savane possédant la biodiversité la plus riche au monde, le Cerrado brésilien. Cette région, qui s’étend sur près de 200 millions d’hectares au Brésil, compte en effet plus de 10 000 espèces de plantes, dont 40 % sont endémiques. Il s’agit de l’un des biotopes les plus menacés du pays, et la perte de sa végétation indigène contribue également de manière significative au dérèglement climatique.
Des entrepôts de céréales appartenant aux frères Kumasaka, qui ont planté des cultures sans autorisation dans des zones sous restriction environnementale.
Des entrepôts de céréales appartenant aux frères Kumasaka, qui ont planté des cultures sans autorisation dans des zones sous restriction environnementale.
L’exploitation de Manto Verde, assurée par Swiss Re malgré les restrictions.
L’exploitation de Manto Verde, assurée par Swiss Re malgré les restrictions.
La culture du soja accélère la déforestation dans le Cerrado.
La culture du soja accélère la déforestation dans le Cerrado.
Les coordonnées géographiques des 17 polices d’assurance souscrites par Swiss Re entre 2016 et 2022 pour les cultures de soja de Manto Verde correspondent à une zone de 2400 hectares placée sous restriction environnementale à l’intérieur de la propriété. La restriction a été imposée par les autorités parce que les propriétaires de l’exploitation, les frères Kumasaka, ont déboisé le Cerrado brésilien et y ont planté des cultures sans autorisation.
Des inspections menées par le gouvernement fédéral en 2018, 2020 et 2022 ont constaté des infractions massives à la ferme Manto Verde, dont la culture de plantes utiles dans des zones interdites. Elles ont été sanctionnées par des amendes s’élevant, au total, à quelque 3 millions de dollars US.
Selon l’avocat de la famille Kumasaka, Edson Vieira Araujo, les restrictions imposées à Manto Verde « résultent d’un différend institutionnel entre les agences environnementales ». Il affirme que la ferme est « en cours de légalisation ». En mai 2023, la restriction a été suspendue par une décision de justice après que la ferme a demandé une licence environnementale pour ses activités. Mais elle était toujours en vigueur lors de la signature des contrats avec Swiss Re.
Swiss Re prétend respecter les zones protégées
En 2020, dans un autre cas concernant la région du Cerrado, Swiss Re a conclu une transaction avec l’agriculteur Edvair José Manzan afin d’assurer une plantation de soja de 547 hectares à São Francisco, dans la municipalité de Peixe, dans l’État de Tocantins. En novembre 2018, la propriété a été placée sous restriction environnementale, et les autorités ont ensuite identifié la déforestation illégale de 92 hectares. Manzan a affirmé à Repórter Brasil que le soja n’était pas cultivé sur une zone sous restriction : « Seule une partie de la propriété a été placée sous restriction par le gouvernement. Le reste de la ferme travaille en totale conformité avec la loi, et les surfaces assurées sont donc exploitées en toute légalité. »
Dans un autre cas concernant la forêt amazonienne, l’éleveur Jefferson Luiz Bazanella a signé un contrat avec Swiss Re afin d’assurer 27 animaux de la ferme Queda Livre à Novo Progresso, dans l’État de Pará. Une partie de cette exploitation avait toutefois été placée sous restriction six ans plus tôt, lorsqu’une inspection avait constaté de la déforestation illégale sur le site. Bazanella n’a pas répondu à nos questions.
Dans le Cerrado la déforestation a augmenté de 21 % au premier semestre 2023.
Dans le Cerrado la déforestation a augmenté de 21 % au premier semestre 2023.
Le pâturage est la principale source de la déforestation en Amazonie.
Le pâturage est la principale source de la déforestation en Amazonie.
L'expansion de l'agro-industrie accélère la déforestation du Cerrado brésilien, la savane la plus riche en biodiversité au monde.
L'expansion de l'agro-industrie accélère la déforestation du Cerrado brésilien, la savane la plus riche en biodiversité au monde.
L’élevage de bétail est la principale cause de la déforestation de l’Amazonie – le « poumon vert » de la planète, qui compte un tiers des forêts tropicales du monde et dont la préservation est jugée essentielle pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris adopté en 2015. Dans son dernier rapport de durabilité, Swiss Re s’engage à soutenir « le reboisement de la forêt atlantique brésilienne », mais le document ne mentionne pas ses activités commerciales dans le Cerrado ou l’Amazonie. L’entreprise déclare également qu’elle « ne soutient pas les activités qui contribuent à la conversion ou à la dégradation de zones écologiquement sensibles, et respecte les zones protégées, notamment les sites classés au patrimoine mondial ». Le Cerrado et la forêt amazonienne comptent tous deux des terres figurant sur la liste des sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Sous la présidence de Jair Bolsonaro, la déforestation de l’Amazonie est remontée au niveau de 2008, car son gouvernement a aboli de nombreuses règles et des contrôles environnementaux. Des données récemment publiées par l’Institut national de recherche spatiale (INPE), organisme fédéral brésilien chargé de surveiller la déforestation, révèlent que, sous l’administration de Lula, le nombre d’alertes à la déforestation en Amazonie a chuté de 33,6 % au cours des six premiers mois de l’année 2023. Mais le déboisement du Cerrado reste à un niveau élevé : au cours du premier semestre de 2023, il a augmenté de 21 %.
Les agriculteurs Bazanella et Manzan ont tous deux fait marcher l’assurance et reçu des paiements de Swiss Re. La mort d’un animal du troupeau de Bazanella a occasionné un versement de 2000 dollars US, tandis que le producteur de soja Manzan a reçu une indemnisation d’environ 27 000 dollars en raison d’un épisode de sécheresse.
Violence en terres autochtones
Il y a sept ans, une zone de 56 000 hectares (soit un peu plus petite que Singapour) dans l’État du Mato Grosso do Sul a été officiellement identifiée par le gouvernement brésilien comme faisant partie du territoire traditionnel des peuples Guarani et Kaiowá. Selon le rapport anthropologique à l’origine de cette décision, les groupes autochtones qui y vivaient ont été victimes de déplacements forcés successifs tout au long du XXe siècle, alors que leurs terres étaient occupées par des exploitations agricoles. Le rapport identifie également des dizaines de fermes qui, en 2016, étaient toujours situées dans la zone en question, les terres autochtones appelées Dourados-Amambaipeguá I. En contestant cette désignation devant la justice, les agriculteurs sont toutefois parvenus à y rester jusqu’à présent.
Parmi ces producteurs figure Virgílio Mettifogo, l’un des cinq fermiers accusés d’avoir assassiné Clodiodi Aquileu Rodrigues de Souza, membre de la communauté Kaiowá. Le crime a eu lieu en 2016, un mois après la décision du gouvernement de reconnaître les droits du peuple autochtone sur la zone. Selon l’enquête, Mettifogo et quatre autres fermiers ont organisé une attaque contre le territoire autochtone, à l’aide de quelque 40 camionnettes, trois pelleteuses et plus de 100 personnes, dont beaucoup étaient armées. Outre l’assassinat, l’attaque, désignée sous le nom de « massacre de Caarapó », a entraîné l’hospitalisation de six autres membres de la communauté, dont un enfant. Ces personnes ont été touchées par balle au cœur, à la tête, à l’abdomen, au ventre ou au bras.
Le mémorial qui marque l'endroit exact où Clodiodi, membre de la communauté Kaiowá, a été assassiné un mois après la décision du gouvernement de reconnaître les droits du peuple autochtone sur la zone.
Le mémorial qui marque l'endroit exact où Clodiodi, membre de la communauté Kaiowá, a été assassiné un mois après la décision du gouvernement de reconnaître les droits du peuple autochtone sur la zone.
Mettifogo fait partie des clients de Swiss Re au Brésil. Entre 2020 et 2021, alors qu’il était déjà prévenu dans cette affaire d’homicide – le procès est toujours en cours –, la société suisse a conclu avec lui trois polices d’assurance afin de couvrir financièrement ses cultures contre les événements climatiques, tels que la sécheresse ou le gel. Les coordonnées géographiques de l’un de ces contrats empiètent sur le territoire autochtone. D’autres polices d’assurance ont été conclues avec Mettifogo, dont une concernant son exploitation Edurama, qui est adjacente à Dourados-Amambaipeguá I et voisine d’une autre exploitation enregistrée à son nom à l’intérieur du territoire autochtone.
Repórter Brasil a identifié au moins quatre autres agriculteurs dont les récoltes dans la zone Dourados-Amambaipeguá I étaient assurées par Swiss Re.
Selon Marco Antônio Delfino de Almeida, du bureau du procureur fédéral à Dourados, dans le Mato Grosso do Sul, il n’y a pas d’obstacle juridique à l’octroi d’une assurance sur ces terres autochtones, car le processus d’homologation finale de la zone n’est pas encore terminé. Après l’identification d’un territoire autochtone dans les rapports anthropologiques, il reste un long chemin juridique à parcourir, et les propriétaires terriens disposent de plusieurs possibilités pour intervenir dans ce processus.
« Assurer des plantations dans des zones de conflit va toutefois à l’encontre du droit et des normes internationales pour les entreprises, en particulier pour les institutions qui s’engagent à respecter la Convention 169 de l’OIT et les principes environnementaux, sociaux et de gouvernance d’entreprise (ESG) », observe Almeida. Contacté par Repórter Brasil, Mettifogo a fait savoir, par l’intermédiaire de son avocat, qu’il n’avait « rien à dire » sur cette affaire. Dans ses directives de gestion des risques ESG, Swiss Re affirme ne pas soutenir « les activités commerciales qui ont un impact négatif sur les communautés locales et les droits de groupes spécifiques de personnes, tels que le droit au consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones ».
Les Guaranis et les Kaiowás n'occupent qu'une petite partie du territoire Dourados-Amambaipeguá I, sur lequel des nombreuses exploitations sont assurées par Swiss Re.
Les Guaranis et les Kaiowás n'occupent qu'une petite partie du territoire Dourados-Amambaipeguá I, sur lequel des nombreuses exploitations sont assurées par Swiss Re.
Mato Grosso do Sul has Brazil's third largest indigenous population, but precarious living conditions.
Mato Grosso do Sul has Brazil's third largest indigenous population, but precarious living conditions.
Outre le massacre de Caarapó, le bureau du procureur fédéral a recensé 23 autres attaques contre des communautés autochtones du Mato Grosso do Sul entre 2000 et 2016. La violence déployée a conduit les spécialistes en droits humains à qualifier ces actes de crimes contre l’humanité. Avec 120 000 personnes, le Mato Grosso do Sul compte la troisième plus grande population autochtone du Brésil. Une grande partie vit dans des conditions précaires, dans de petites zones délimitées par le gouvernement au début du XXe siècle.
« Ces assureurs agricoles savent-ils qu’ils soutiennent un véritable siège contre les peuples autochtones ? »,
demande Matias Rempel, coordinateur régional du Conselho Indigenista Missionário (Cimi), une organisation de défense des droits des peuples autochtones. « Il est absurde et immoral que les banques et les assurances financent et couvrent ces plantations », conclut-il.
Sur le territoire Dourados-Amambaipeguá
Simão Kaiowa est l’un des survivants du massacre de Caarapó. Il vit près de la tombe de Souza, qui a été enterré à l’endroit où il a été assassiné. Simão nous confie avoir toujours une balle, reçue ce jour-là, logée dans sa poitrine. Il a accompagné Repórter Brasil sur certaines des routes qui traversent la région et nous a montré des exploitations situées dans le périmètre de Dourados Amambaipeguá I, dont la ferme Santo Onofre, enregistrée au nom de Jorge Luiz Rolim. En langue guaranie, l’endroit où Rolim cultive ses produits s’appelle « Javoraikue », qui signifie « maison de Javorai », d’après le nom d’un chef religieux de la communauté.
Entre 2016 et 2022, Rolim a conclu six polices d’assurance avec Swiss Re pour ses plantations de soja et de maïs dans la région. La dernière en date, qui couvrait la récolte 2022/2023, était en vigueur jusqu’à fin mai 2023. « Et là, c’était Laguna Joha », ajoute Simão, en référence à un autre lieu important pour son peuple, aujourd’hui occupé par les fermes de la famille Camacho. Parmi celles-ci : Copacabana, propriété de João Camacho, qui a signé trois contrats avec Swiss Re entre 2019 et 2022.
À la ferme Santa Tereza, dont les coordonnées empiètent aussi sur les terres autochtones, Gilmar Frenhan a signé deux contrats avec Swiss Re entre 2020 et 2022. Le site appartient à un autre propriétaire mais Frenhan a l’autorisation d’y cultiver du soja depuis 2020. La société a également conclu trois contrats avec Lucilo Carlos Ciceri entre 2017 et 2021 pour l’assurance de la ferme Diamante. Ciceri est décédé en 2022 mais l’exploitation est toujours en activité. Simão Kaiowá est surpris d’apprendre que les plantations de la région sont couvertes par une assurance :
« Nos terres autochtones sont entre les mains de ces agriculteurs et ils peuvent encore bénéficier de l’assurance agricole ! »,
s’emporte-t-il. Les exploitants n’ont pas répondu à nos questions ou n’ont pas pu être contactés par l’équipe de Repórter Brasil.
Même en cas d’esclavage, Swiss Re assure
En 2020, une inspection des autorités brésiliennes à la ferme Bom Jardim, dans l’État du Minas Gerais, où Fuad Felipe cultive du café, a révélé que le producteur maintenait 39 ouvriers agricoles dans des conditions proches de l’esclavage pendant la récolte du café. Les inspecteurs ont également constaté le recours au travail d’enfants sur l’exploitation. Parmi les travailleurs secourus se trouvaient trois adolescents âgés de 14 ans.
Moins de deux mois après cette inspection, Felipe a signé un contrat avec Swiss Re pour assurer une plantation de café sur une autre de ses propriétés. Plus tard, en 2021 et 2022, le producteur de café a de nouveau souscrit des polices d’assurance auprès de Swiss Re, cette fois pour la culture du soja dans la ferme de Bom Jardim, où les travailleurs avaient été secourus.
Swiss Re est soumise à la loi britannique de 2015 sur l’esclavage moderne Modern Slavery Act, qui s’applique à toutes les entreprises dont le chiffre d’affaires annuel au Royaume-Uni dépasse 36 millions de livres sterling. Cette législation exige des sociétés concernées qu’elles prennent des mesures pour identifier, prévenir et combattre l’esclavage moderne dans leurs activités et leurs réseaux commerciaux, et qu’elles publient chaque année un rapport sur ces mesures.
Dans sa déclaration annuelle pour 2020 – l’année de l’intervention à la ferme de Bom Jardim –, Swiss Re a affirmé que les violations de droits humains, le travail forcé et l’esclavage étaient contraires à sa politique de durabilité, et pouvaient conduire à l’exclusion de partenaires commerciaux. Cependant, ni dans cette déclaration, ni dans aucune autre ayant suivi, l’assureur n’a mentionné de risques et de mesures spécifiques en lien avec le travail forcé au Brésil.
Selon les constatations faites par le gouvernement fédéral lors de sa descente à la ferme Bom Jardim, les victimes travaillaient sans contrat de travail, n’avaient pas accès à l’eau potable et ne disposaient pas de suffisamment d’équipements de protection individuelle. L’intervention a eu lieu au plus fort de la pandémie de Covid-19, et les autorités brésiliennes ont souligné l’absence de mesures de prévention contre le virus dans l’environnement de travail.
Autre problème identifié : le manque d’installations sanitaires sur les lieux de travail, où des hommes et des femmes d’âges différents récoltent le café. « Ces personnes devaient faire leurs besoins dans la nature, sans aucune intimité », note le rapport d’inspection, auquel Repórter Brasil a eu accès.
Selon la législation brésilienne, ce type de travail dégradant est l’un des critères juridiques qui définissent l’esclavage moderne. C’est le délit pour lequel Fuad Felipe, de la ferme Bom Jardim, a été inculpé. Depuis 1995, les inspections du gouvernement fédéral ont permis de sauver plus de 60 000 personnes de conditions de travail proches de l’esclavage dans le pays. La grande majorité des cas (90 %) concernait la main-d’œuvre rurale. Felipe n’a pas répondu aux questions de Repórter Brasil.
L'État veut renforcer le contrôle
Le ministère de l’Agriculture et de l’Élevage ne contrôle que 1 % des polices d’assurance agricole subventionnées, en vérifiant les informations contenues dans la documentation mais aussi en menant des inspections dans les propriétés concernées. Cela n’a pourtant pas empêché la signature de contrats dans des zones associées à des abus sociaux et environnementaux.
« Au Brésil, il existe aujourd’hui des outils permettant d’éviter ces contrats d’assurance dans des zones sous restriction », déclare Paulo Barreto d’Imazon. Il évoque la possibilité d’utiliser des images satellite en combinaison avec les données publiques sur l’emplacement des exploitations agricoles et des zones protégées. « Il serait déjà possible d’analyser 100 % des contrats ; il n’y a pas besoin de se limiter à des échantillons », ajoute-t-il.
L’expansion des monocultures et des pâturages dans le Cerrado contribue à la perte de la végétation indigène.
L’expansion des monocultures et des pâturages dans le Cerrado contribue à la perte de la végétation indigène.
Le ministère brésilien de l’Agriculture et de l’Élevage confirme que le système de surveillance actuellement testé – qui devrait être lancé d’ici à 2024 – recoupera de nombreuses bases de données avec des informations sociales et environnementales. Il s’agira notamment d’images satellite, de la liste noire de l’esclavage au Brésil, ainsi que d’informations sur les exploitations agricoles soumises à des restrictions environnementales et qui empiètent sur des territoires autochtones.
Selon un règlement publié en juin 2022 par la Direction des assurances privées – l’agence fédérale régissant ce secteur au Brésil –, c’est à la compagnie d’assurance qu’incombe la responsabilité de vérifier si l’exploitation respecte les critères sociaux et environnementaux imposés.
Dans son rapport de durabilité 2022, Swiss Re déclare qu’elle charge son équipe travaillant sur les risques ESG de traiter les cas potentiellement problématiques. Cette unité a le pouvoir de suspendre ou résilier la couverture d’assurance d’une exploitation en particulier. En 2022, seuls 21 des 250 cas étudiés par cette équipe ont abouti à des résiliations de contrat. Environ 17 % des analyses effectuées cette année-là concernaient des questions de droits humains ou d’environnement. Malheureusement, le rapport ne précise pas où ni quand ces cas se sont produits.
« En assurant des exploitations présentant des irrégularités, Swiss Re jette le doute sur sa capacité à exercer une diligence raisonnable dans ses activités »,
conclut Merel van der Mark, coordinatrice de la coalition Forests & Finance – dont Repórter Brasil est membre –, qui analyse les financements reçus par les entreprises agro-industrielles susceptibles de causer des dommages sociaux ou environnementaux.
Repórter Brasil est une organisation à but non lucratif qui se consacre au journalisme d’investigation en matière de droits de l’homme et de questions environnementales.
Public Eye porte un regard critique sur l’impact de la Suisse et de ses entreprises à l’étranger. Par un travail d’enquête, de plaidoyer et de campagne, nous demandons plus d'équité ainsi que le respect des droits humains et de l'environnement partout dans le monde.
Des reportages tels que celui-ci ne peuvent être réalisés que grâce au soutien de nos membres : en adhérant à Public Eye, vous nous permettez de poursuivre notre action pour un monde plus juste, en toute indépendance.
Le Prix d’investigation de Public Eye est décerné à Repórter Brasil
André Campos et Naira Hofmeister, le principal auteur et la principale autrice de ce texte, travaillent depuis des années pour Repórter Brasil, une organisation journalistique réputée pour ses enquêtes d’investigation sur les violations des droits humains et des normes environnementales, et leur lien avec les chaînes d’approvisionnement internationales. André Campos est coordinateur de projets médiatiques et Naira Hofmeister dirige l’équipe de journalistes. Gil Alessi, France Júnior Plácido de Lima, Ruy Sposati, Carolina Motoki et Bruna Bronoski ont également contribué à cette enquête. Ce projet journalistique réalisé au Brésil a été financé par le Prix d’investigation de Public Eye, dont la troisième édition a eu lieu en 2023. Une deuxième enquête, « La malédiction du saphir » a également été récompensée et a été publiée en janvier 2024.
Impressum
Reportage : André Campos, Naira Hofmeister, Gil Alessi, France Júnior, Ruy Sposati, Carolina Motoki, Bruna Bronoski
Photos : Ruy Sposati, Lilo Clareto, Fernando Martinho, João Laet
Vidéos de drone : Ruy Sposati, Fernando Martinho
Traduction française : Maxime Ferréol
Infographies et conception web : Fabian Lang