Oranges amères

L'image que l’industrie ne veut pas montrer

Zwei Orangenhälften

Le Brésil produit la majeure partie du jus d’orange consommé dans le monde. Alors que le coronavirus paralyse encore la moitié du globe, les petites mains de l’industrie s’enfoncent toujours un peu plus dans la précarité. Entre les labyrinthiques rangées d’orangers de l’État de São Paulo, notre enquête, réalisée juste avant la pandémie, jette une lumière crue sur les conditions de travail déplorables des saisonniers de la multinationale suisse Louis Dreyfus.

Trois oranges pelées à vif patientent sur la table en étain. Aarão* n’y goûtera plus. Appuyé contre un mur du baraquement des cueilleurs*, il laisse planer un instant son regard dans la salle vide, avant de se ressaisir devant la présence de ses visiteurs d’un soir. Il ne reviendra pas.

*Prénom d'emprunt

*L’industrie citrique compte un petit pourcentage de femmes mais elles sont surreprésentées dans les métiers les plus précaires. Dans la cueillette, elles représentent environ un tiers des effectifs. Dans les baraquements que nous avons visités pour ce reportage, nous n’avons pu interviewer que des hommes.

Comme une dizaine de ses collègues avant lui, Aarão a décidé d’arrêter les frais pour « ne pas y laisser la santé ». Et puis aussi parce que : « tout ça, ça ne paie pas ». Tout ça, c’est onze mois de travail au rythme effréné de 100 à 120 caisses de 27 kilos par jour. Quelque trois tonnes d’oranges à descendre le long d’échelles pouvant mesurer jusqu’à cinq mètres, sous le soleil de plomb de la région de São Paulo ou sous les trombes d’eau. Perspectives de gains à la fin du mois : entre 230 et 360 francs*, pour les plus productifs. Pour Aarão, c’est sûr : ce sera sa première et dernière safra (récolte).

*Toutes les conversions en francs suisses ont été effectuées selon le taux de change du 29 avril 2020.

Avant la fin du mois, le saisonnier mettra un terme à son éphémère expérience de cueilleur d’oranges. Il tentera d’actionner son billet de retour auprès de son employeur, le géant suisse du négoce agricole Louis Dreyfus Company (LDC), et de parcourir les 2200 kilomètres qui le séparent de sa région du Nordeste brésilien. Peut-être y reprendra-t-il son travail de maçon, qu’il dit « moins risqué ».

La base de données de l’inspection du travail brésilienne enregistre près de 200 violations du droit du travail par LDC dans le secteur des agrumes au cours des dix dernières années, dont environ la moitié concerne la santé et la sécurité au travail. En 2018, la multinationale a, par exemple, été condamnée à payer une amende de 122 400 francs après qu'une inspection a révélé cinq ans plus tôt que 34 de ses employés vivaient dans un ancien poulailler.

Saulo, président du syndicat des travailleurs ruraux de Bebedouro: «Avant, on gagnait de l’argent dans l’orange. Aujourd’hui, il y a des gens qui n’atteignent même pas le salaire minimum.»

Entre les matelas fatigués que les cueilleurs sont contraints de sortir pour dormir dans la touffeur des nuits estivales, leurs équipements usés témoignent de la dureté des conditions de travail. Quelques bottes trouées, une guêtre contre les morsures de cobra et des vêtements trempés de sueur estampillés LDC. Qu’importe pour Carlos* : le quinquagénaire, travailleur le plus âgé du bâtiment, devrait, lui, rempiler pour sa sixième safra, après avoir enchaîné avec celle du citron.

« Les deux fruits sont mauvais, mais l’oranger est plus instable à grimper. Grâce à Dieu, il ne m’est jamais rien arrivé », soupire-t-il en pelant de ses doigts arthritiques une quatrième orange pour ses interlocuteurs. Ils n’y toucheront pas non plus.

Ein brasilianischer Pflücker streckt eine geschälte Orange zur Kamera.
""

Saulo, président du syndicat des travailleurs ruraux de Bebedouro: «Avant, on gagnait de l’argent dans l’orange. Aujourd’hui, il y a des gens qui n’atteignent même pas le salaire minimum.»

Saulo, président du syndicat des travailleurs ruraux de Bebedouro: «Avant, on gagnait de l’argent dans l’orange. Aujourd’hui, il y a des gens qui n’atteignent même pas le salaire minimum.»

Une orange et ses pelures sur une table.

Suivez l'orange

Kisten voller Orangen reihen sich am Rand einer Plantage.

Il faut dire que l’industrie de l’orange a ses forçats. Même en temps de pandémie, en dépit des risques, la faîtière des exportateurs Citrus BR n’a jamais eu l’intention de lever le pied. En interview, son directeur, Ibiapaba Neto, a confirmé en avril que la chaîne de production fonctionne « normalement » ainsi que l’intention de LDC et des deux autres majors de l’orange Cutrale et Citrosuco de « se maintenir 100 % actif ». Et peu importe si le coronavirus met à rude épreuve le système de santé brésilien.

Des cueilleurs d'oranges sur une plantation de LDC.

À croire que les oranges du Brésil sont incontournables. On les retrouve dans plus de la moitié du jus d’orange consommé dans le monde. À elle seule, la région de São Paulo assure près de 80 % de la production nationale, quasiment exclusivement exportée à l’étranger.

Autrefois pur négociant, LDC, qui gère sa division « Jus de fruits » depuis son siège genevois, a commencé à construire son parc d’orangers brésiliens dans les années 1990. LDC y gère ainsi 38 plantations d’agrumes qui couvrent ensemble plus de 25 000 hectares. La production propre est complétée à moitié environ par l’apport de producteurs externes, selon les informations communiquées par LDC sur place.

Toutes ces oranges (leur quantité exacte est considérée comme un secret industriel) sont ensuite transformées dans les trois usines de LDC dans la région, avant d’être exportées sous forme de concentré ou de jus de fruit vers les principaux marchés mondiaux. Rien ne permet de différencier si les oranges livrées à l’usine de transformation de Bebedouro proviennent de plantations de LDC ou de fournisseurs.

Au Brésil, LDC gère 38 plantations qui couvrent ensemble plus de 25 000 hectares, dans une zone appelée « ceinture d’agrumes ».

LDC, qui aime tant parler de la traçabilité, adossée à la blockchain, de ses oranges, n’a pas souhaité nous fournir la liste de ses fournisseurs.

Le négociant suisse et les sociétés brésiliennes Cutrale et Citrosuco se partagent environ 75 % du marché mondial. Contrairement à la canne à sucre (également très présente dans la région de São Paulo), l’industrie de l’orange est très peu mécanisée et nécessite une armée de petites mains lors de la récolte. Selon les données officielles, près de 50 000 personnes travaillent dans le secteur des agrumes dans l’État de São Paulo, un chiffre qui est certainement beaucoup plus élevé compte tenu de l’importance du secteur informel. À l’instar d’Aarão et Carlos, les cueilleurs sont employés dans des conditions précaires pour la saison, qui peut s’étendre sur 8 à 11 mois, et leur rémunération est conditionnée à des objectifs quotidiens de productivité.

En collaboration avec l’ONG Repórter Brasil, Public Eye s’est rendue en février dans l’État de São Paulo afin d’enquêter sur les conditions de travail de ces cueilleurs. La plupart des producteurs approchés, dont les exploitations grillagées contiennent entre 10 000 et 20 000 orangers, ont refusé de nous ouvrir leurs portes. D’autres, comme LDC, nous ont même suivis jusque dans les logements de leurs travailleurs pour les dissuader de nous parler. Ce qu’ils sont parvenus à réaliser à une reprise.

Quels secrets peuvent bien pousser une entreprise à cacher ses orangers derrière des barbelés et des gardes zélés ?

Pour le savoir, nous avons enquêté avec nos partenaires brésiliens. Ensemble, nous avons approché une quinzaine de cueilleurs directement dans leurs logements, loués par LDC ou par des producteurs tiers. Afin de les protéger d’éventuelles représailles, nous avons choisi de ne pas divulguer leur identité ni les noms des villes ou plantations concernées.

Nous avons rencontré Flávio Viegas, président de la faîtière des producteurs indépendants (à droite). « Les cueilleurs étaient mieux payés il y a vingt ans », nous explique-t-il.

Notre enquête révèle une paupérisation des cueilleurs et une opacité savamment entretenue par LDC, qui profite pleinement du démantèlement du cadre légal par les gouvernements successifs de Temer et Bolsonaro. De nombreux témoignages font aussi état de violations systématiques des normes internationales du travail chez les fournisseurs de LDC, tels que le droit à une rémunération équitable et satisfaisante ainsi qu’à des conditions de travail sûres et saines.

Des cueilleurs d'oranges sur une plantation de LDC.

Des cueilleurs d'oranges sur une plantation de LDC.

Au Brésil, LDC gère 38 plantations qui couvrent ensemble plus de 25 000 hectares, dans une zone appelée « ceinture d’agrumes ».

Au Brésil, LDC gère 38 plantations qui couvrent ensemble plus de 25 000 hectares, dans une zone appelée « ceinture d’agrumes ».

Nous avons rencontré Flávio Viegas, président de la faîtière des producteurs indépendants (à droite). « Les cueilleurs étaient mieux payés il y a vingt ans », nous explique-t-il.

Nous avons rencontré Flávio Viegas, président de la faîtière des producteurs indépendants (à droite). « Les cueilleurs étaient mieux payés il y a vingt ans », nous explique-t-il.

Un salaire de survie

Grosser Sack, prall gefüllt mit Orangen, am Rand einer Plantage.

Commençons par le salaire. Dans ses rapports sur papier glacé, LDC se vante de « prendre sa responsabilité pour le bien-être de l’ensemble de sa force de travail […] très au sérieux ». La société jure « qu’aucun employé ne reçoit de salaire inférieur au minimum garanti par la loi ». Celui-ci est fixé pour 2020 à 1045 réaux par mois, soit moins de 190 francs. Ce qui fait dire au responsable des opérations de LDC Juice Brazil que « cueilleur est aujourd’hui un métier super digne ».

La multinationale refuse en revanche de nous fournir les niveaux de salaire, considérés comme une affaire « privée ».

La région de São Paulo assure à elle seule près de 80 % de la production d'oranges du Brésil.

Nous avons tenté de quantifier ce niveau de dignité en demandant systématiquement aux cueilleurs de nous montrer leurs fiches de salaires, et en mettant la main sur les éventuels accords collectifs. Il ressort de deux de ces accords, en vigueur pour les municipalités d’Olímpia et de Dourado, que le salaire pour les cueilleurs de LDC est fixé à 1163,55 réaux, soit un « cadeau » d’à peine 120 réaux (21 francs) par mois par rapport au salaire minimum légal.

LDC a accepté de nous ouvrir pendant une heure les portes de l'une de ses fermes. Nous y avons croisé quelques cueilleurs avec l’interdiction de parler salaires.

Dans sa réponse à Public Eye, LDC prétend que ses cueilleurs peuvent gagner jusqu’à 2,7 fois le salaire minimum grâce aux primes à la productivité. Les fiches de paie que nous avons analysées témoignent d’une autre réalité : les cueilleurs peuvent compléter leur salaire de 300 à 600 réaux supplémentaires (soit de 54 à 108 francs), à condition d’avoir dépassé chaque jour les objectifs fixés par l’entreprise. De quoi expliquer peut-être la pudeur salariale de LDC...

José Carlos Alves, directeur d’un syndicat

Bien que le droit à un niveau de vie suffisant soit un droit humain reconnu au niveau international, dans l’agriculture, des millions de personnes à travers le monde travaillent sans être rémunérées de manière adéquate. Ce constat vaut également pour les cueilleurs d’oranges du Brésil.

Le salaire minimum nécessaire à l’acquisition de biens de consommation courants pour une famille devrait être au Brésil de 4673,06 réaux (814 francs suisses), selon les dernières projections du Département intersyndical d’études statistiques et socioéconomiques (Dieese). Sans compter que le coût de la vie de l’État de São Paulo est l’un des plus élevés du pays et que l’inflation a atteint sur le plan national près de 4,5 % en 2019.

La région de São Paulo assure à elle seule près de 80 % de la production d'oranges du Brésil.

La région de São Paulo assure à elle seule près de 80 % de la production d'oranges du Brésil.

Un cueilleur portant des vêtements de LDC flambants neufs pose devant des sacs d'oranges.

LDC a accepté de nous ouvrir pendant une heure les portes de l'une de ses fermes. Nous y avons croisé quelques cueilleurs avec l’interdiction de parler salaires.

LDC a accepté de nous ouvrir pendant une heure les portes de l'une de ses fermes. Nous y avons croisé quelques cueilleurs avec l’interdiction de parler salaires.

José Carlos Alves, directeur d’un syndicat

José Carlos Alves, directeur d’un syndicat

Un système de rémunération opaque et complexe

Vert pâle, le papier fripé a des allures de parchemin. Cette fiche de paie est estampillée LDC Sucos SA et son tableau cumule jusqu’à 14 rangées de données. La caisse d’oranges collectée est ici payée 0,62 réal (soit 14 centimes de franc), mais le prix de base évolue. Le cueilleur en a ramassé un peu moins de 1400 en deux semaines. À l’actif : deux variables d’adaptation au niveau de difficulté ainsi qu’une prime à la productivité de 60 réaux. Au passif : les cotisations sociales et le logement. Gain total pour la quinzaine : environ 165 francs pour ce travailleur considéré comme productif.

Un cueilleur rencontré sur place nous montre sa fiche de paie.

Un cueilleur rencontré sur place nous montre sa fiche de paie.

Les syndicats dénoncent depuis longtemps un « système qui crée la confusion » ainsi que la stratégie de « fragmentation des négociations » de LDC dans chacune des municipalités où elle gère ses 38 exploitations. « Vous prenez la même entreprise, les mêmes travailleurs, mais les conditions varient suivant les plantations », dénonce Jotalune Dias dos Santos, de la faîtière des syndicats agricoles Feraesp. Le salaire peut en outre être payé à la semaine, à la quinzaine ou au mois, selon les très peu contraignantes conventions collectives de travail que nous avons pu consulter.

Nous avons interrogé Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail de la ville d’Araraquara, sur la complexité de ces fiches de paie, qu’aucun cueilleur ne semblait pouvoir expliquer devant nous :

« De manière générale, il n’y a pas de système de comptabilité des caisses ramassées par jour. Le document n’est pas non plus signé. C’est souvent au bon vouloir de l’entreprise. »
Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara

La multiplication des systèmes de paie complique également l’instruction des cas litigieux. « J’ai aussi vu des cas où les employés étaient payés 0,90 réal la caisse, mais n’étaient pas enregistrés légalement », poursuit Rafael de Araújo Gomes. « Pour les cueilleurs, c’est un calcul. Ils savent qu’ils ne pourront de toute façon pas prendre leur retraite, alors pourquoi cotiser ? »

Tereza dal Bem : « Ce n’est pas facile pour une femme de travailler à la cueillette, le travail est éprouvant. Mais ici, il n’y a pas d’autres options. »

Autre motif de pudeur pour LDC : la réforme du droit du travail lui a permis d’économiser entre 15 et 30 % sur les salaires, selon l’enquête de Repórter Brasil. Depuis fin 2017, les entreprises ne sont plus obligées de payer leurs collaborateurs pendant qu’elles les déplacent sur les sites de production. Ces horas in itinere peuvent représenter jusqu’à quatre heures de trajet par jour, davantage en cas de pluie.

Selon nos informations, LDC a – contrairement à ses deux concurrents principaux – toujours refusé de compenser cette perte salariale. Dans sa réponse écrite, le siège de la multinationale affirme toutefois avoir « fait un versement aux employés affectés » et « augmenté le montant payé par caisse (d’oranges, n.d.l.r.) cueillie », des mesures qui, selon LDC, « compensent le montant précédent et ont un effet incitatif ».

Les sacs d’oranges peuvent peser jusqu’à 28 kilos.

Jotalune Dias dos Santos est indigné : « Un travailleur dépense en moyenne 60 % de son revenu dans l'alimentation. Un loyer dans la région coûte 600 réaux et, s'il doit encore subvenir aux besoins de deux enfants, que lui reste-t-il pour vivre ? », s'étonne-t-il. Le président de Feraesp, la faîtière des syndicats des employés ruraux de l’État de São Paulo, ajoute :

« Il faudrait un sérieux débat sur ce système qui pousse les cueilleurs à l’épuisement pour survivre. »
Jotalune Dias dos Santos, président de la faîtière des syndicats agricoles

Dans sa ligne de mire : le salaire à la productivité qui peut, dans les cas extrêmes, représenter la totalité du revenu.

« Vous prenez la même entreprise, les mêmes travailleurs, mais les conditions varient suivant les plantations », dénonce Jotalune Dias dos Santos.

Si LDC garantit le salaire minimum légal, même à ceux qui ne rempliraient pas les objectifs de production, il n’en va pas de même de ses fournisseurs. Dans les baraquements de ce producteur tiers que nous avons visités, les fiches de salaires affichent des montants bien inférieurs à 1000 réaux (soit 180 francs). La cotisation sociale n'est pas toujours visible alors que les cueilleurs affirment travailler au noir depuis plusieurs semaines.

Par peur de perdre leur travail, ceux-ci renoncent souvent à faire valoir leurs droits ou à dénoncer des conditions d’exploitation, se retrouvant pris au piège de leur employeur.

Tereza dal Bem : « Ce n’est pas facile pour une femme de travailler à la cueillette, le travail est éprouvant. Mais ici, il n’y a pas d’autres options. »

Tereza dal Bem : « Ce n’est pas facile pour une femme de travailler à la cueillette, le travail est éprouvant. Mais ici, il n’y a pas d’autres options. »

Les sacs d’oranges peuvent peser jusqu’à 28 kilos.

Les sacs d’oranges peuvent peser jusqu’à 28 kilos.

« Vous prenez la même entreprise, les mêmes travailleurs, mais les conditions varient suivant les plantations », dénonce Jotalune Dias dos Santos.

« Vous prenez la même entreprise, les mêmes travailleurs, mais les conditions varient suivant les plantations », dénonce Jotalune Dias dos Santos.

« Je ne peux pas vous laisser entrer »

Verbotsschild vor dem Eingang einer Orangenplantage.

L’un des fournisseurs de LDC dont nous voulions visiter la plantation a admis en toute franchise que certains cueilleurs travaillaient au noir. Pour nous expliquer son refus de nous laisser entrer, il a déclaré, dans un extrait enregistré par téléphone : « J’ai une équipe sans registre (de bocada, n.d.l.r.). Il va y avoir une équipe sans uniforme et sans équipement (de protection, n.d.l.r.). »

Felipe Costa a fait quatre récoltes sur des plantations de LDC : « C’était dur, il fallait travailler malgré les douleurs car on ne pouvait pas manquer un jour de travail. »

En attendant que LDC veuille bien nous ouvrir les portes de l’une de ses exploitations, nous sommes allés frapper chez plusieurs de ses fournisseurs, dont nous aurions également souhaité connaître les conditions de vente imposées par LDC.

Malgré la présence évidente de cueilleurs, la plupart ont prétexté la fin de la safra pour ne pas nous ouvrir. Interceptés sur le site d’un producteur indépendant (dont la porte était, à ce moment-là, ouverte et non gardée), nous avons même été contraints de quitter les lieux par son service de sécurité puis forcés de nous expliquer devant sept officiers de police.

Sondés, la plupart des syndicats admettent éprouver eux-mêmes de plus en plus de difficultés à approcher les travailleurs. Leur présence lors de nos tentatives de visite ne nous a pas permis non plus d’accéder aux plantations.

Les cueilleurs descendent les oranges le long d’échelles pouvant mesurer jusqu’à cinq mètres, sous le soleil de plomb de la région de São Paulo comme sous les trombes d’eau.

Le ministère de l’Économie a également confirmé à Repórter Brasil qu’aucun contrôle n’est actuellement prévu dans les fazendas d’oranges. Les éventuels fraudeurs n’ont donc plus qu’à craindre un mandat du Ministère Public du Travail, qui peut potentiellement agir sur suspicion.

Un écran de fumée

Encore faudrait-il avoir assez d’éléments pour le faire. « Nous ne savons actuellement pas ce qui se passe dans les exploitations agricoles », admet Rafael de Araújo Gomes. Le procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara a la réputation d’être intransigeant avec les entreprises qui maltraitent leurs employés. Mais il est désormais forcé d’admettre ses difficultés à instruire face à la tendance du Brésil à tourner, selon lui, le dos à ses classes travailleuses. Légalement, par la réforme du droit du travail qui a dérégulé l’emploi et affaibli les syndicats. Juridiquement, par une récente décision de la Cour suprême qui valide le recours à l’intermédiation par les entreprises. Politiquement enfin, par l’assujettissement de son ministère – celui du Travail – à celui de l’Économie. « C’est simple, énonce-t-il. La priorité passe de l’inspection à la collecte (des taxes, n.d.l.r.). »

« Nous ne savons actuellement pas ce qui se passe dans les exploitations agricoles », admet Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara.

Certains syndicalistes rencontrés par Public Eye et Repórter Brasil nous ont même affirmé que, dans certains cas, les inspecteurs du travail manquent tout simplement de voitures ou d’essence pour se déplacer. Le procureur Rafael de Araújo Gomes évoque le récent démantèlement de la protection environnementale :

« Tout le monde a vu la fumée liée à l’augmentation de la déforestation en Amazonie. Malheureusement, les violations des droits des travailleurs sont moins visibles qu’un incendie. »
Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara

Felipe Costa a fait quatre récoltes sur des plantations de LDC : « C’était dur, il fallait travailler malgré les douleurs car on ne pouvait pas manquer un jour de travail. »

Felipe Costa a fait quatre récoltes sur des plantations de LDC : « C’était dur, il fallait travailler malgré les douleurs car on ne pouvait pas manquer un jour de travail. »

Les cueilleurs descendent les oranges le long d’échelles pouvant mesurer jusqu’à cinq mètres, sous le soleil de plomb de la région de São Paulo comme sous les trombes d’eau.

Les cueilleurs descendent les oranges le long d’échelles pouvant mesurer jusqu’à cinq mètres, sous le soleil de plomb de la région de São Paulo comme sous les trombes d’eau.

« Nous ne savons actuellement pas ce qui se passe dans les exploitations agricoles », admet Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara.

« Nous ne savons actuellement pas ce qui se passe dans les exploitations agricoles », admet Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara.

Les invisibles de la terre

Orangenbaum in einer Plantage.

Dans un petit logement habité par des cueilleurs d’un producteur tiers, nous avons rencontré Arthur* et Daniel*. Ils assurent tous deux que leur entreprise vend à LDC et qu’ils travaillent au noir depuis une semaine pour un salaire entièrement basé sur la productivité. Daniel affirme n’avoir jamais manqué un jour de service et pouvoir porter 120 caisses par jour. « Il y a des gens qui gagnent moins de 1000 réaux (180 francs). Si tu ne ramasses rien, tu n’as rien », assène-t-il, la cigarette amère au bout des lèvres.

Daniel n'a jamais manqué un jour de travail. « Si tu ne ramasses rien, tu n’as rien. »

« Le travail est très dur, mais il faut s’entraîner comme un boxeur. » À 19 ans, Arthur* a encore un sourire d’enfant et, comme pour rappeler que la vie est dure, une trace d’ecchymose au coin de l’œil. Il dit vouloir travailler pour pouvoir se payer des médicaments « pour quand je serai malade » et aussi « pour avoir un peu plus là-bas ».

« Je travaille beaucoup, je gagne peu », résume celui qui a fait trois jours de bus pour trouver du travail dans l’État de São Paulo.

C’est du Nordeste du Brésil dont il parle. Arthur et ses huit colocataires sont originaires de Salvador ou d’Aracaju. Ils vivent dans trois chambres aux matelas usés, avec deux ventilateurs. Ceux que les natifs de São Paulo appellent « les migrants » ont été recrutés par des « gatos », des intermédiaires de l’industrie agricole, puis transférés sur des milliers de kilomètres pour gagner 1200 réaux « dans les meilleurs mois ». Souvent moins. Leurs fiches de paie hebdomadaires vont de 260 à 360 réaux, soit moins de 65 francs.

Mais les multinationales s’en moquent. Pour Aparecido Donizeti, président du syndicat d’Agudos (dans l’État de São Paulo), « il y aura toujours des gens qui seront prêts à venir. Les gatos leur font des promesses qu’ils ne tiennent jamais ». Avec ses 53 millions d’habitants, le sinistré Nordeste du pays représente un inépuisable réservoir de main-d'œuvre.

Le procureur Rafael de Araújo Gomes y voit aussi un système organisé pour « déjouer » la justice :

« Les multinationales ont tout intérêt à engager des gatos ou à créer des sociétés tierces. Plus ils mettent d’intermédiaires entre eux et les travailleurs, plus il devient difficile pour la justice de prouver leur responsabilité. »
Rafael de Araújo Gomes, procureur du Ministère Public du Travail d’Araraquara

LDC assure de son côté ne plus avoir recours aux gatos. « Les cueilleurs du Nordeste sont engagés et enregistrés sur place par des employés de LDC », précise un représentant. La multinationale indique également qu’elle complète le salaire de ses travailleurs en leur offrant un panier de nourriture et des bons alimentaires. Une « charité » qui laisse planer quelques doutes quant au pouvoir d’achat réel des cueilleurs et des cueilleuses de la multinationale.

Rarement syndiqués, souvent illettrés (comme nous avons pu le constater), les travailleurs du Nordeste se retrouvent loin de chez eux, dans une situation de totale dépendance envers leur employeur qui conserve, seul, la capacité de les ramener à la maison.

Un dernier PowerPoint pour la route

LDC, qui a fini par nous accueillir dans une ferme pour nous montrer un PowerPoint et six cueilleurs dans des équipements bleus étincelants, admet son impuissance vis-à-vis des conditions de travail chez ses fournisseurs. « Nous demandons aux tiers de suivre nos bonnes pratiques, soutient un représentant. Mais la société ne contrôle pas in situ car nous ne sommes pas la police. » Dans sa réponse écrite, le siège de LDC donne toutefois une autre version : « Nos équipes sur le terrain surveillent les opérations des fournisseurs par des visites fréquentes. »

Parmi ces « bonnes pratiques », celle de faire payer le logement de ses cueilleurs. LDC a d’abord prétendu que la contribution dont les cueilleurs doivent s’acquitter pour le logement est « symbolique », avant d’affirmer qu’il s’agit en réalité d’une taxe pour le nettoyage. Les fiches de paie consultées mentionnent pourtant une catégorie « logement » à 75 réaux mensuels pour LDC et 100 réaux pour son fournisseur. Multiplié par le nombre de colocataires, le montant total du loyer n’apparaît pas comme particulièrement bon marché selon les standards de l’État de São Paulo.

Les équipements des cueilleurs témoignent de la dureté des conditions de travail.

Dans le baraquement des cueilleurs de LDC, Carlos continue, imperturbable, à peler des oranges. Il dit n’avoir jamais manqué un jour de service, malgré son problème d’arthrite et un dentier défectueux. « Je travaille avec l’aide de Dieu », articule-t-il en serrant la mâchoire. Contrairement au reste des employés de LDC, les cueilleurs d’orange n’ont pas accès à des prestations médicales. Comme si personne au sein de la multinationale ne se souciait des conséquences à long terme de la safra sur la santé des saisonniers.

Si Carlos a raté sa dernière visite médicale, c’est d’ailleurs parce que la compensation de 38 réaux, octroyée contre attestation médicale, est inférieure à sa rémunération quotidienne. S’il se décidait aujourd’hui à visiter l’hôpital de Bebedouro, il aurait peut-être droit à un verre de jus d’orange. Fin avril, LDC en a fait livrer gratuitement 4000 litres pour faire face à la crise du coronavirus. La multinationale a en revanche profité du timing de la pandémie pour renvoyer ses travailleurs dans le Nordeste pour la mi-mars. Elle ajoute y mener actuellement le recrutement de la prochaine récolte avec le soutien d’une équipe médicale.

Dans l’industrie de l’orange, la cueillette reste amère.


Ce texte existe en trois langues. En cas de divergence entre les différentes versions, le texte en allemand fait foi.

Daniel n'a jamais manqué un jour de travail. « Si tu ne ramasses rien, tu n’as rien. »

Daniel n'a jamais manqué un jour de travail. « Si tu ne ramasses rien, tu n’as rien. »

« Je travaille beaucoup, je gagne peu », résume celui qui a fait trois jours de bus pour trouver du travail dans l’État de São Paulo.

« Je travaille beaucoup, je gagne peu », résume celui qui a fait trois jours de bus pour trouver du travail dans l’État de São Paulo.

Des chaussures usées, sales et trouées

Les équipements des cueilleurs témoignent de la dureté des conditions de travail.

Les équipements des cueilleurs témoignent de la dureté des conditions de travail.

Notre regard sur les injustices

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Reportage : Adrià Budry Carbó
Collaboration : Daniela Penha, Repórter Brasil | Photos et vidéos : Marcos Weiske  | Montage vidéo : Maxime Ferréol  | Musique : Samira Zeber, Alexandre Gonçalves, André Carbonari, Bruno Barbosa et Carlos Weiske | Conception web : Daphne Grossrieder