Nestlé est le numéro un mondial du café. Le géant suisse de l’agroalimentaire a également pour ambition de devenir le leader du secteur sur le plan éthique. Sa promesse : dès 2025, son café proviendra à 100 % d’une production « responsable ». Pourtant, Nestlé cherche à obtenir les prix d’achat les plus bas, en particulier pour son café soluble. Cette politique d’approvisionnement agressive a des conséquences dramatiques pour les agriculteurs et agricultrices, comme le montre notre enquête dans la région du Soconusco, dans le sud du Mexique, où la colère gronde contre Nestlé.
Eduardo Camarena, cultivateur de café dans l’État mexicain du Chiapas, a dû faire face à plusieurs coups du sort dans sa vie personnelle. Il a également rencontré des problèmes dans sa finca (sa ferme) : les plantes ne voulaient pas pousser correctement ; il a dû affronter une sécheresse. Jusqu’à ce qu’un jour, on lui propose de participer au Plan Nescafé. « Cela a été la meilleure décision de ma vie », s’enthousiasme Edouardo, tout sourire dans une vidéo promotionnelle de Nestlé. Les agronomes de la multinationale lui auraient appris à gérer son entreprise et à améliorer ses récoltes. Il dit même être devenu une meilleure personne. Et le plus important : « Je peux désormais tenir la promesse faite à mon grand-père, aujourd’hui décédé, et continuer à exploiter la ferme familiale ».
Le 15 février 2024, soit neuf ans après le tournage de cette vidéo, nous sommes sur la Ruta del Café, une route de campagne le long de laquelle les exploitations de café se succèdent. Quelque 200 agriculteurs et agricultrices de la région caféière du Soconusco ont fait un rassemblement, ce matin-là, pour bloquer la route à l’extérieur de Tapachula, son chef-lieu. L’objet de leur colère s’affiche en toutes lettres sur une banderole : « Nestlé, entreprise sans éthique, appauvrit le Chiapas ». Une autre revendique : « Si la pauvreté est un fait, manifester est un droit ». Eduardo Camarena se tient devant des sacs de café estampillés « Plan Nescafé », en feu. Il a perdu son sourire et crie : « Plan Nescafé – pur mensonge ! ».
Pourquoi un tel revirement ?
Une grande promesse
Pour le comprendre, nous retrouvons Eduardo sur la Ruta del Café, à une heure environ de Tapachula, là où une petite route poussiéreuse, bordée de blocs en pierre, mène à sa finca, appelée « El Capricho », une exploitation de café de taille moyenne qui compte 70 hectares. Dans son véhicule tout-terrain, plus tout neuf mais adapté au terrain, il se met à nous raconter: « Le gros problème dans cette région, c’est qu’on est tous passé de l’arabica au robusta. Il y a quatorze ans, des agronomes de Nestlé sont arrivés avec une proposition. Ils nous ont expliqué que si on se reconvertissait dans le robusta, ils nous soutiendraient avec des plantes à haut rendement et des formations. Qu’on pourrait doubler nos revenus. »
© Damián Sánchez
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Eduardo Camarena dans sa ferme « El Capricho ». © Damián Sánchez
Eduardo Camarena dans sa ferme « El Capricho ». © Damián Sánchez
La ferme de 70 hectares d'Eduardo Camarena et de sa famille. © Damián Sánchez
La ferme de 70 hectares d'Eduardo Camarena et de sa famille. © Damián Sánchez
Le robusta est la sorte de café utilisée par Nestlé, principalement pour fabriquer son café soluble Nescafé. Il s’agit d’un marché en plein essor. Les variétés de robusta sont généralement plus résistantes et plus faciles à entretenir que celles d’arabica. Mais considérées comme étant de qualité inférieure, elles sont vendues à des prix plus bas.
Le Chiapas, dans le sud du Mexique, est à la fois le plus grand producteur de café et l’État le plus pauvre de ce pays d’Amérique latine. Quelque 180 000 agriculteurs et agricultrices y produisent près de 40 % du café mexicain. Selon les données de l’Organisation internationale du café (ICO), le Mexique était le huitième producteur mondial de café pour la saison de récolte 2022/2023, avec environ 250 millions de kilos de café vert.
La région du Soconusco est connue pour son café arabica de grande qualité, qui pousse particulièrement bien grâce à des conditions climatiques idéales ainsi qu’à la terre volcanique fertile. Dans tout le Mexique, les variétés d’arabica sont traditionnellement cultivées sous des arbres d’ombrage, ce qui réduit la déforestation et favorise la biodiversité. La production est souvent biologique. Nestlé, en collaboration avec le gouvernement mexicain, encourage toutefois la culture du robusta, qui se développe mieux sans ombrage. Au niveau mondial, près de 70 % du café robusta provient d’une production intensive à bas coût, et en partie mécanisée, au Vietnam et au Brésil.
« Nous sommes esclaves de Nestlé »
À mi-chemin de la ferme d’Eduardo Camerena, nous rencontrons un groupe d’hommes, tous de petits producteurs qui exploitent deux à trois hectares de terre, comme la grande majorité des producteurs et productrices de café de la région du Soconusco et du monde entier. Eux aussi sont passés au robusta. Leur colère est manifeste :
« Nous vivons du café, nous avons des familles à nourrir ! Mais avec le prix que Nestlé nous paie, le compte n’y est pas », explique l’un d’eux. « En réalité, nous sommes esclaves de Nestlé ».
Depuis le passage au robusta, tous se retrouvent dans une situation de dépendance totale envers le géant agroalimentaire veveysan. Certes, les agriculteurs et agricultrices n’ont pas l’obligation de vendre à Nestlé, mais il n’y a pratiquement aucun autre acheteur pour leur café robusta dans la région.
Nestlé n’achète pas le café directement aux producteurs et productrices, mais par le biais d’entreprises de négoce intermédiaires qui leurs achètent les cerises de café séchées pendant la période de récolte, d’octobre à mars. À Tapachula, il s’agit principalement de Casemex, EGOS et Merino. Les paysans qui possèdent de grandes exploitations, comme Eduardo Camarena, les livrent dans les entrepôts de ces entreprises ; tandis que les petits paysans les vendent à la ferme, à des intermédiaires appelés « coyotes », qui organisent le transport vers les entreprises de négoce intermédiaires. Là, les cerises sont décortiquées, puis revendues à Nestlé. Comme nous l’a confirmé un représentant d’EGOS, le café acheté est intégralement destiné à la multinationale.
Après trois ans de Plan Nescafé : « La fête est finie ! »
Une fois arrivés à la finca d'Eduardo, il nous montre ses documents du Plan Nescafé : la liste des conditions qu’il doit remplir dans le cadre du système de certification 4C (voir encadré ci-dessous); des documents distribués dans le cadre de la formation qu’il a reçue ; des photos de classe. « Ici, c’est la première génération de l’école Nescafé », explique-t-il en désignant l’une d’elles. On le voit avec ses 54 camarades de classe, originaires de tous les États du sud du Mexique. Pendant trois ans, il a suivi des cours et a reçu des plants de café de la part de Nestlé. Des agronomes de Nescafé sont venus lui donner des formations dans sa ferme, et il a même eu la visite des directeurs de Nestlé depuis la Suisse. « Et puis un jour, voilà… », dit-il avec une pointe de sarcasme, « la fête est finie ! »
Le producteur a investi beaucoup d’argent pour transformer sa ferme afin de respecter les exigences de la certification 4C en matière de conditions de travail et d’environnement. Mais avec les prix qu’il touche actuellement pour son café, impossible de s’en sortir : « Même sans les engrais coûteux, les coûts de production reviennent à près de 30 pesos par kilo. Mais Nestlé me paie moins que ça ». Les cours dispensés par la multinationale s’intitulaient « Création de valeur partagée dans l’entreprise de café ». Ils visaient à former les agriculteurs et agricultrices à l’entreprenariat, avec la promesse que tous et toutes en profiteraient. Pour Eduardo, le constat est amer :
« Ils n’ont pas tenu leur promesse ».
La première édition du Plan Nescafé a été lancée en 2010 au Mexique, aujourd’hui le troisième pays fournisseur de café de Nestlé. Le géant agroalimentaire promettait d’investir, sur une période de dix ans, 350 millions de francs dans ce programme au niveau mondial afin d’améliorer la création de valeur « tout au long de la chaîne d’approvisionnement du café, du producteur jusqu’au consommateur, en passant par nous », selon les propos de Paul Bulcke, à l’époque directeur général de Nestlé. La distribution de variétés de robusta à haut rendement, accompagnée de formations en entrepreneuriat et en agronomie, devaient permettre d’augmenter la productivité. En 2022, soit douze ans après son lancement, Nestlé annonçait avoir distribué plus de 40 millions de plants rien qu’au Mexique, et que le Plan Nescafé allait se poursuivre en mettant l’accent sur une agriculture respectueuse du climat.
Le café acheté de manière « responsable » dans le cadre du Plan Nescafé doit répondre aux exigences de durabilité de la certification 4C. Ce standard sectoriel, cofondé par Nestlé, ne va guère au-delà des exigences légales, et ne prévoit pas le versement obligatoire d’une prime aux producteurs et productrices certifié·e·s. Des études montrent par ailleurs que sa mise en œuvre est comparativement faible.
Elmar Morales partage l’expérience d’Eduardo Camarena. Ce producteur de café vit avec sa femme, ses deux jeunes enfants et ses parents dans la finca familiale. Lui aussi a cru les promesses de Nestlé. En 2012, il a fait partie de la « deuxième génération » de cultivateurs du Plan Nescafé. Aujourd’hui, il n’en garde que colère et frustration. Un point en particulier reste très sensible : le fait que son visage et celui de sa mère aient été utilisés sur des étiquettes Nescafé affirmant que boire ce café permettait d’aider les paysans et paysannes du Chiapas à avoir une vie meilleure.
Fin janvier 2024, Elmar Morales, Eduardo Camarena et bien d’autres encore se sont réunis pour faire part de leur mécontentement aux médias locaux. Dans une lettre de protestation adressée à Nestlé, ils se sont plaints que le prix versé pour leur café – 26 pesos mexicains par kilo – était bien trop bas. Leur demande : 35 pesos (1,80 francs, selon le taux de change de février 2024), le minimum pour pouvoir couvrir les coûts de production.
Le prix actuellement payé est largement inférieur à celui de l’année précédente, et ce malgré le fait que le cours du robusta à la Bourse de Londres, qui fait référence au niveau mondial, ait augmenté de 50 % durant la même période pour atteindre son niveau le plus élevé depuis trente ans. Nestlé déclare pourtant fixer ses prix en fonction de l’évolution sur les marchés internationaux. Les producteurs et productrices de café expliquent aussi que, par le passé, un prix bas en Bourse a souvent été invoqué pour justifier le faible montant qui leur était concédé. Mais maintenant que le robusta se vend à un prix élevé en Bourse, cette référence ne semble plus jouer aucun rôle.
Cette situation est d’autant plus difficile que les familles agricoles doivent faire face à des coûts de production et des coûts de la vie en forte augmentation. Celles et ceux qui en avaient les moyens ont par conséquent attendu avant de vendre leur café, dans l’espoir d’obtenir un meilleur prix. Mais beaucoup ont dû vendre dès le début de la récolte car cet argent était nécessaire pour financer les suivantes.
Selon les cultivateurs et cultivatrices, il faudrait 40 voire 50 pesos pour vivre dans de bonnes conditions, mais de tels prix semblent aujourd’hui totalement illusoires. Une agricultrice le formule ainsi : « Nous ne demandons pas les perles de la Sainte Vierge ! Juste un prix qui nous permette de vivre dignement ».
En réponse à la lettre de protestation qui lui a été adressée, Nestlé déclare simplement que le prix ne relève pas de sa compétence. Le message : pour ce type de revendications, merci de vous adresser aux entreprises intermédiaires locales.
Le matin du 5 février, vingt-cinq producteurs et productrices de café se retrouvent donc devant la porte de Casemex pour se plaindre. Elmar Morales prend la parole : « À l'école Nescafé, ils nous ont appris à doubler la production. Puis ils nous ont laissés tomber. Ils nous ont enseigné des valeurs, des principes, une éthique. Où est passée toute cette belle théorie ? » Le patron de l’entreprise, un peu pâle, les écoute patiemment, puis confirme ce que toutes les personnes présentes savent depuis longtemps : il n’a aucune influence sur les prix, qui sont fixés par Nestlé. Il promet toutefois de transmettre la requête des protestataires à la multinationale et de reprendre contact dès qu’il aura reçu une réponse.
« Le café des pauvres »
Quelques jours plus tard, nous sommes dans un taxi avec Octaviano Morales Salas, en route pour Villaflor, à une heure et demie environ de Tapachula. Le district compte 320 propriétaires terriens, explique le septuagénaire, qui exploitent entre un demi-hectare et 15 hectares de terre. Ils vivraient tous du café robusta produit pour Nestlé. « El café de los pobres » : le café des pauvres, comme l’appelle Morales Salas.
Ce jour-là, Villaflor accueille une « junta ». Il s’agit d’une réunion bimensuelle où les représentant∙e∙s des villages environnants se rassemblent pour discuter de leurs préoccupations et prendre des décisions. Aujourd’hui, le prix bas du café figure à l’ordre du jour. Une quarantaine de personnes arrivent peu à peu dans la salle communale. Morales Salas prend la parole pour parler des conséquences néfastes de la politique de prix menée par Nestlé.
« Comme il n’y a plus rien à gagner avec le café, les jeunes partent aux États-Unis. Rien que dans notre commune, 180 jeunes ont déjà émigré. Qui va continuer à cultiver nos terres ? Nous sommes pris à la gorge. Nestlé s’en met plein les poches, pendant que nous vivons dans la pauvreté. »
Après la réunion, Morales Salas nous explique que, pour la plupart des paysans et paysannes de la région, participer à la certification 4C est trop onéreux, car les conditions à remplir entraîneraient un surcroît de travail et des coûts élevés. En théorie, Nestlé paie 1,20 pesos (6 centimes) de plus par kilo pour le café produit selon les standards 4C. Mais d’après Morales Salas, même ce modeste supplément reste théorique. Dans la pratique, les acheteurs feraient baisser les prix en se plaignant de la qualité. Vendre à un « coyote » resterait donc l’option la plus souvent choisie. Si ces intermédiaires au surnom évocateur ne paient pas un bon prix, ils n’imposent pas de conditions concernant la production.
Bon nombre de petits producteurs dépendent des « coyotes », auprès desquels ils sont contraints de contracter des dettes, à des taux usuraires. Comme l’argent tiré de la vente du café ne suffit pas pour tenir jusqu’à la prochaine récolte, et que la plupart n’ont pas la possibilité de gagner un revenu complémentaire, la nourriture, dès juillet-août, commence à se faire rare sur la table.
Il est par ailleurs intéressant de noter que du café produit de manière conventionnelle semble également atterrir chez EGOS, Casemex et Merino via les « coyotes ». Ces entreprises devraient pourtant garantir que le café qu’elles achètent soit certifié 4C. Car en tant qu’ « unités 4C », elles dépendent directement de Nestlé, et sont responsables de la mise en œuvre du standard de durabilité dans les exploitations agricoles où le géant agroalimentaire s’approvisionne.
Nous avons voulu confronter les entreprises de négoce intermédiaires ainsi que les bureaux de certification 4C à ces accusations. Mais nos demandes sont restées sans réponse, malgré plusieurs relances. Nestlé n’a pas non plus répondu à nos questions sur ce sujet.
Le mur devant la société Casemex indique l'étroite collaboration avec Nescafé et le label 4C. © Florian Blumer
Le mur devant la société Casemex indique l'étroite collaboration avec Nescafé et le label 4C. © Florian Blumer
Les agriculteurs apportent leur café à l'entrepôt de EGOS. © Damián Sánchez
Les agriculteurs apportent leur café à l'entrepôt de EGOS. © Damián Sánchez
Sacs de café dans l'entrepôt de la société EGOS à Tapachula. © Damián Sánchez
Sacs de café dans l'entrepôt de la société EGOS à Tapachula. © Damián Sánchez
Aux bas prix viennent s’ajouter de nombreux autres problèmes pour les producteurs et productrices de café du Soconusco. Les invasions de champignons et de parasites réduisent souvent leurs récoltes. De plus, les conséquences du dérèglement climatique sont de plus en plus manifestes. Selon leurs estimations, le manque de précipitations a entraîné, en 2023, une baisse de 10 à 15 % des récoltes. Il faut également faire face à une grave pénurie de main-d’œuvre pour la récolte du café et l’entretien des plantations. Les ouvriers et ouvrières agricoles viennent généralement du Guatemala tout proche, où la pauvreté est encore plus grande. Leur salaire : environ 10 francs par jour – un montant que les caféiculteurs et caféicultrices arrivent tout juste à payer et qui suffit à peine pour vivre. Rien que la tortilla, l’aliment de base, coûte aujourd’hui 1,20 franc le kilo au Chiapas. Et le cours du peso mexicain est actuellement si bas que venir travailler ici ne vaut plus vraiment la peine pour les Guatémaltèques. Beaucoup préfèrent de toute façon tenter leur chance dans le nord du pays ou aux États-Unis.
Trimer dur dans un paradis tropical
Nous nous rendons avec Marbella Salas et son mari Luis Figueroa à leur « ranchito », comme elle appelle leur exploitation de café de 5 hectares. Marbella pointe du doigt une série de plantes mesurant toutes à peine un mètre de haut : « Ce sont des clones de Nestlé ». L’agricultrice remplace de plus en plus souvent ses plantes traditionnelles par des obtentions potentiellement plus productives. Elle explique toutefois qu'un grand nombre de producteurs et productrices de café de la région préfèrent les plantes traditionnelles. Les raisons évoquées : les plants de Nestlé ne donnent que peu de fruits s’ils ne sont pas fertilisés. Or la plupart n’ont pas les moyens d’acheter des engrais. Marbella et Luis ne peuvent se le permettre que parce que Luis travaille en parallèle dans le secteur du bâtiment durant les mois d’été. Les clones meurent par ailleurs rapidement s’il n’y a pas assez de pluie. Et il faut les remplacer tous les huit à dix ans, alors que les plantes traditionnelles ont une durée de vie de cinquante ans.
Sur la petite route menant à leur ferme, nous rencontrons un homme d’une soixantaine d'années, suivi d’un autre bien plus jeune. Tous deux portent des machettes. Petit producteur, l’homme plus âgé cultive, sur 2,5 hectares, de l’arabica et du robusta pour Nestlé. Alors qu’il discute avec ses voisins Marbella Salas et Luis Figueroa, nous parlons avec le jeune homme. Comme tous les ouvriers et ouvrières agricoles que nous avons rencontré·e·s, il semble réservé. Puis il explique rapidement : « Je rêve d’émigrer aux États-Unis cette année encore ». Le jeune homme espère obtenir un visa de travail, car il n’a pas d’argent pour payer le voyage. Il y a cinq ans, il avait commencé à travailler dans une finca plus grande, mais n’avait pas tenu deux semaines. « Dans les grandes fermes, il faut se lever à 4 heures du matin », raconte-t-il, « et pour se nourrir, il n’y a généralement que de l’eau, des haricots et des tortillas. Si l’on veut dormir sur un matelas et avec une couverture, il faut les apporter soi-même. »
La misère des travailleurs et travailleuses du Soconusco a déjà été racontée dans le documentaire mexico-étatsunien Cosecha de Miseria, réalisé il y a sept ans. Chez un voisin d’Eduardo Camarena, comme lui cultivateur 4C pour Nescafé, il a révélé des conditions de vie indignes dans les logements. Sur la Ruta del Café et dans les plantations, les journalistes ont également croisé de nombreux enfants guatémaltèques qui cueillaient le café et portaient des sacs pouvant peser jusqu’à 50 kilos.
© Damián Sánchez
© Damián Sánchez
Les mains d'un récolteur de café. © Damián Sánchez
Les mains d'un récolteur de café. © Damián Sánchez
Logement ouvrier conforme à la norme 4C dans une « finca ». © Damián Sánchez
Logement ouvrier conforme à la norme 4C dans une « finca ». © Damián Sánchez
Gregorio Lopez travaille depuis son enfance dans des exploitations de café. © Damián Sánchez
Gregorio Lopez travaille depuis son enfance dans des exploitations de café. © Damián Sánchez
La situation s’est-elle améliorée depuis ? « On ne peut pas le dire », explique Julio García, consultant pour l’Organisation internationale du travail (OIT) au Chiapas et auteur d’une étude sur le sujet. Il n’y a tout simplement pas de données à ce sujet. Lors de notre visite sur place, nous n’avons pas vu de scènes comme celles montrées dans le documentaire. García confirme notre hypothèse : c’est principalement dû au fait que les cueilleurs et cueilleuses guatémaltèques, qui emmènent généralement leurs enfants au travail, ne sont pas là à cette saison. Mais les facteurs de risque liés au travail des enfants dans le secteur du café au Chiapas, selon García, n’ont pas diminué.
Le risque le plus important reste le revenu très faible des paysans et paysannes, dû en premier lieu aux prix bas du café. Par conséquent, le travail des enfants au sein des familles est très répandu dans ce secteur, en particulier chez les petits producteurs, au Chiapas comme dans le reste du monde. De nombreuses familles tombent dans la spirale de la pauvreté, avec des conséquences dévastatrices, comme un accès insuffisant aux soins, une insécurité alimentaire saisonnière ainsi qu’un manque de possibilités de formation.
De fausses promesses
Vera Espindola, économiste du développement, a travaillé comme experte café au ministère mexicain de l’Agriculture. Aujourd’hui, elle est employée par une entreprise de café de spécialité. « Que ce soit pour le robusta ou l’arabica, les prix payés aux producteurs de café couvrent à peine les coûts de production », dénonce-t-elle. La plupart du temps, ils sont synonymes d’une existence dans la pauvreté.
La principale raison de cette injustice, selon Vera Espindola : « les asymétries fondamentales d’information et de pouvoir entre les acheteurs et les agriculteurs ». Selon elle, ce déséquilibre s’est encore accentué au cours des quinze dernières années. Pourtant, durant cette période, les multinationales du café ont lancé d’innombrables programmes de durabilité et d’initiatives sectorielles, sur une base volontaire, avec l’objectif affiché d’améliorer les conditions d’existence des producteurs et productrices.
Aujourd’hui, le constat d’échec est flagrant : près de la moitié des caféiculteurs et caféicultrices dans le monde, soit environ 5,5 millions de personnes, vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Et la grande majorité ne parvient toujours pas à obtenir un revenu de subsistance. Le droit à un tel revenu, qui permet de subvenir aux besoins de base, est pourtant un droit humain inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. Alors que les profits engrangés par les multinationales du café n’ont fait qu’augmenter ces dernières années, la part de la valeur ajoutée qui revient aux productrices et producteurs n’a cessé de diminuer. Les ouvriers et ouvrières agricoles ne sont généralement même pas pris en compte dans ce calcul.
Pour Ric Rhinehart, expert en café et ancien directeur général de la Specialty Coffee Association, la faîtière mondiale des producteurs et productrices de café de spécialité, ce n’est pas une surprise. « Les promesses des multinationales sont complètement trompeuses, car elles utilisent leurs propres mesures en matière de durabilité, conçues pour réduire la valeur qui revient aux agriculteurs. »
Les négociations avec Nestlé : une farce
« Precio justo, precio justo ! » (« Un prix juste, un prix juste ! »), crient les quelque 200 personnes qui se sont rassemblées sur la Ruta del Café, au petit matin du 15 février. Après avoir attendu en vain une réaction de Nestlé, les agriculteurs et agricultrices ont décidé « de rendre visible » leur revendication, en bloquant la route à la périphérie de Tapachula, là où se trouvent les entreprises de négoce intermédiaires. Devant les caméras des médias locaux, des sacs de café estampillés « Plan Nescafé » et des plants de robusta Nestlé sont brûlés.
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Elifas Bámaca Hernández, l'un des organisateurs de la manifestation, s'adresse aux protestataires. © Damián Sánchez
Elifas Bámaca Hernández, l'un des organisateurs de la manifestation, s'adresse aux protestataires. © Damián Sánchez
La pression semble porter ses fruits : un représentant du gouvernement local promet aux protestataires une discussion avec Nestlé Mexique à Tuxtla Gutierrez, la capitale du Chiapas. Lors de la rencontre, dix jours plus tard, les producteurs et productrices de Tapachula apprennent que personne du service d’achat de Nestlé n’est présent, et que les représentant·e·s de la société qui participent à la réunion n’ont pas le droit de discuter du prix. Une réponse à leur revendication leur parviendra toutefois dans les trois jours : c’est non !
C’était « una burla de Nestlé », une farce, s’insurge Julio Castillo, qui a participé à cette réunion. Pendant toute la saison de récolte, d’octobre à février, ils ont lutté pour un prix juste. Comme l’année dernière, le montant a certes été augmenté progressivement – mais pas jusqu’au prix minimum demandé. Dans les faits, si l’on tient compte de l’inflation, ils touchent un prix plus bas que l’an dernier. Plus le choix : il faut vendre car lentement mais sûrement, le café se gâte et les producteurs et productrices risquent de tout perdre. Par ailleurs, beaucoup doivent impérativement rembourser leurs dettes. C’est l’asphyxie.
Castillo explique : « Nous sommes des producteurs de café, nous ne voulons pas et ne pouvons pas passer notre temps à nous disputer avec Nestlé ». Leur demande est simple : que le Plan Nescafé devienne ce qu’il a toujours prétendu être – un programme dans lequel les producteurs de café et l’entreprise collaborent en bonne intelligence, pour le bénéfice de tous.
Ils veulent maintenant profiter des mois à venir avant la prochaine récolte, annonce Castillo, pour mieux s’organiser afin que le drame qui s’est joué durant cette saison ne se répète pas. Mais Eduardo Camarena se dit peu optimiste. Il craint que Nestlé ne durcisse encore sa politique d’achat agressive, et que la récolte suivante soit plus mauvaise que cette année en raison de la sécheresse qui sévit actuellement. Mais pour lui, comme pour la plupart des producteurs et productrices de café du Soconusco, abandonner n’est pas une option. « J'aime le café », explique simplement Eduardo. De plus, la plupart des gens ici n’ont pas les moyens de se reconvertir dans un autre produit.
Dans la vidéo promotionnelle de Nescafé, Eduardo parlait de la promesse faite à son grand-père de continuer à exploiter la ferme familiale. Pour pouvoir la respecter, il n’a pas besoin de cours de gestion agricole ou de plants de café ultraperformants, mais d’une seule chose : que Nestlé paie un prix suffisant pour vivre.
Les réponses de Nestlé
Interrogé en amont de la publication de cette enquête, le géant agroalimentaire nous écrit : « Nous croyons fermement que les producteurs de café devraient gagner un revenu suffisant pour maintenir un niveau de vie décent pour eux et leurs familles ». Selon Nestlé, il n’existe toutefois « pas de solution simple » sur un marché qui dépend de l’offre et de la demande. Le groupe n’a pas de garantie de prix minimum, mais offrirait « les prix les plus compétitifs sur un marché ouvert » et, « selon l’origine et la qualité requise », un « supplément pour le café provenant de sources responsables ».
Nestlé ne répond pas à nos questions concernant la situation au Soconusco et les protestations des cultivateurs et cultivatrices de café. La multinationale ne dit rien sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas répondu à leurs exigences en matière de prix. Au lieu de cela, Nestlé nous fait savoir qu’au Chiapas, plus de 7000 producteurs de café participent au Plan Nescafé, qui « aide les communautés actives dans la culture de café à augmenter leur productivité, à réduire les coûts des intrants et à améliorer leurs conditions de vie ». Nestlé dit s’engager fortement au Mexique « pour un approvisionnement responsable et durable en café », appréciant l’impact positif de cet engagement « sur l’économie et le développement des communautés caféières mexicaines ».
Les familles d'agriculteurs qui cultivent le café pour Nestlé au Chiapas ont lancé une pétition à l'intention de Nestlé. Public Eye soutient cette action. Merci de signer leur appel ci-dessous.
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Texte : Florian Blumer
Collaboration : Carla Hoinkes, Mariana Morales
Traduction / édition : Géraldine Viret
Photos et Videos : Damián Sánchez, Florian Blumer
Conception web et Infographie : Fabian Lang