« L'eau aussi est sacrée »
Comment un pesticide interdit en Europe pollue l’eau au Costa Rica
Depuis des mois, les autorités costariciennes doivent livrer par camion de l’eau potable à la population de Cipreses et Santa Rosa, dont les sources ont été contaminées par le chlorothalonil, un pesticide interdit en Europe, mais toujours vendu au Costa Rica par Syngenta et d’autres entreprises européennes. Dans ce pays, qui n’a pas les capacités pour contrôler de manière systématique la présence de ce polluant dans son eau, les autorités redoutent que le problème soit bien plus étendu. Une enquête de Public Eye et Unearthed.
Lorsqu’ils ont appris qu’un premier camion d’eau potable était en route pour Cipreses, les habitants et habitantes qui alertaient de longue date sur la pollution des sources d’eau ont su que leurs inquiétudes avaient enfin été entendues. Les autorités avaient finalement décidé d’amener de l’eau à ce village de montagne du Costa Rica, après que des résidus du chlorothalonil eurent été détectés dans les sources locales, à des niveaux jusqu’à 200 fois supérieurs à la limite légale. Ce fongicide, fréquemment utilisé dans les exploitations agricoles du Costa Rica, est interdit en Europe car il contamine les eaux souterraines et a été reconnu « cancérogène présumé pour l’être humain ».
C’était le samedi 22 octobre 2022. Deux jours plus tôt, le ministère de la Santé avait interdit aux plus de 5000 personnes qui dépendent du système d’approvisionnement de Cipreses de boire l’eau du robinet ou de l’utiliser pour cuisiner. Le camion-citerne est arrivé à 8h50. Les membres de l’association EcoCipreses étaient content∙e∙s de voir que les choses bougeaient enfin, huit ans après les premiers soupçons émis par une habitante. Mais les activistes savaient aussi que le problème ne se limitait certainement pas à Cipreses.
Ces craintes ont été confirmées moins de deux semaines plus tard. Alors que les autorités envisageaient de raccorder Cipreses aux sources d’eau utilisées par le village voisin, Santa Rosa, des analyses ont révélé que la plupart d’entre elles étaient également contaminées par des métabolites du chlorothalonil – des molécules issues de sa dégradation dans l’environnement. Le 4 novembre, le ministère de la Santé a ordonné la fermeture de cinq sources à Santa Rosa. En mars 2023, des métabolites de chlorothalonil ont été détectés dans une sixième source, fermée à son tour.
Selon José Sánchez, président de l’autorité locale responsable de la gestion du système d'approvisionnement en eau de Santa Rosa (connue sous le nom d’ASADA d’après ses initiales en espagnol), ce n’est certainement que la partie émergée de l’iceberg. Cipreses et Santa Rosa se trouvent dans la région agricole du nord de la province de Cartago, près de la capitale San José, où les agriculteurs pulvérisent, depuis des décennies, de grandes quantités de chlorothalonil. Située sur les flancs fertiles du volcan Irazú, dans la chaîne montagneuse centrale du Costa Rica, cette région compte des dizaines de milliers d’habitant∙e∙s et fournit 80% de la production de légumes du pays.
« Une urgence régionale »
Sánchez pense que la contamination pourrait y être généralisée. « La logique veut que lorsque de nouvelles analyses seront réalisées, on découvrira que toutes les sources de la région sont polluées, parce que les types d'agriculture et de sol sont les mêmes », déclarait Sánchez à Unearthed et Public Eye en mars dernier, quelques jours après avoir appris qu’une autre source de San Rosa allait être fermée. « Ce n’est plus le problème d’un seul village, mais une urgence régionale ».
Dans les faits, personne ne connaît l’ampleur réelle de la pollution ni combien de personnes au Costa Rica sont exposées. Les autorités n’ont jamais analysé l’eau potable de manière systématique afin de détecter la présence de chlorothalonil, l’un des pesticides les plus utilisés dans le pays. Elles n'ont par ailleurs pas les moyens techniques pour détecter ses métabolites. Ces substances, issues de la dégradation du chlorothalonil dans l’environnement, se retrouvent dans les eaux souterraines et peuvent également présenter des risques pour la santé.
La pollution de l’eau à Cipreses et Santa Rosa n’aurait probablement jamais été détectée si un groupe d'habitant∙e∙s n’avait pas fait part de ses soupçons et demandé que l’eau soit testée. Ou sans le travail des spécialistes de l'Institut régional d'études des substances toxiques (IRET), de l'Université nationale du Costa Rica, qui ont accepté d’effectuer gratuitement des analyses.
« On se fiait aux contrôles effectués deux fois par an par le gouvernement », explique José Sánchez. « On n’aurait jamais pensé que cela puisse se produire ».
Sánchez n’est pas seul à craindre que la contamination soit bien plus étendue que ce qui a été détecté jusqu’à présent. En avril, les ministères costariciens de la Santé et de l’Environnement ont publié un rapport conjoint sur la situation à Cipreses et Santa Rosa. Il indique que, dans la région agricole de Cartago, les sources d’eau dont dépendent environ 65 000 personnes sont, pour la plupart, soumises aux « mêmes conditions ». Il y a donc « une très forte probabilité de pollution en raison de l'usage de produits chimiques ». Le rapport recommande une interdiction nationale de l'utilisation du chlorothalonil.
Mais pour le moment, les agriculteurs et agricultrices de cette région, où presque tout le monde vit de la production de pommes de terre, de carottes, d’oignons ou de choux, continuent de pulvériser de grandes quantités de chlorothalonil sur leurs cultures.
Et bien que ce pesticide soit maintenant interdit dans l'Union européenne (UE), au Royaume-Uni et en Suisse, en raison des risques pour l’eau potable et la santé, des entreprises européennes continuent de vendre en grandes quantités du chlorothalonil au Costa Rica.
Selon les données officielles des douanes du Costa Rica analysées par Unearthed et Public Eye, les produits commercialisés par Syngenta représentaient plus du quart des importations de chlorothalonil entre 2020 et 2022. Une part de marché plus importante que celle de tout autre fabricant. D’autres entreprises agrochimiques européennes, dont l’allemande BASF, vendent également des produits à base de chlorothalonil au Costa Rica, bien que leur utilisation soit interdite dans l’Union européenne.
Du chlorothalonil a même été exporté directement depuis le continent européen. L’Italie, la Belgique, le Danemark et le Royaume-Uni ont tous exporté du chlorothalonil vers le Costa Rica après avoir pourtant interdit son utilisation sur leur territoire en 2019, comme le montrent les données douanières.
Syngenta n’a pas souhaité répondre à nos questions ou faire de commentaire.
Un porte-parole de BASF a déclaré à Unearthed et Public Eye : « BASF est informé que des traces de métabolites de chlorothalonil ont été observées dans les systèmes d'eau à Cipreses, au Costa Rica. Nous sommes très préoccupés par de tels rapports. » L'entreprise est convaincue que ses produits sont sûrs « lorsqu'ils sont utilisés correctement en suivant les instructions qui figurent sur l'étiquette et les directives de sécurité », a-t-il ajouté. « En guise de sécurité supplémentaire, nous évaluons volontairement toutes les utilisations de produits présentant des risques potentiels pour la santé et ne les validons que lorsque les évaluations confirment la sécurité pour les agriculteurs dans les conditions d'utilisation locales. Nos employés vivent et travaillent dans les pays où nous vendons nos produits, et ils sont dans les champs avec les agriculteurs locaux. »
Cela fait maintenant plus de huit mois que les camions-citernes ont commencé à apporter de l’eau à Cipreses, et il n'y a toujours pas de solution en vue. La construction de nouveaux bâtiments est actuellement interdite, en raison de l’absence de permis de raccordement à l’eau. À la mi-juin, les autorités costariciennes avaient déjà déboursé 200 000 dollars pour les livraisons par camion.
L’expérience des pays européens, où l’utilisation de la substance est désormais interdite, montre que les métabolites du chlorothalonil sont très persistants dans l'environnement, et qu'ils sont susceptibles d'altérer de manière significative les eaux souterraines pendant de nombreuses années. Les technologies disponibles pour éliminer ces contaminants de l'eau potable sont d'un coût prohibitif.
« Il faut faire beaucoup plus d’analyses dans toute la région », affirme Clemens Ruepert, l’inspecteur des produits chimiques de l’IRET dont les tests ont prouvé la contamination à Cipreses et déclenché l’intervention des autorités nationales. « Mais nous devons trouver les ressources nécessaires pour cela et réfléchir aux solutions possibles. En tout cas, ce n’est pas tenable d’approvisionner chaque jour la population en eau potable par camion ou de la laisser s'exposer aux risques que présente l’eau du robinet. Parallèlement, nous devons réfléchir à la manière dont nous pouvons réhabiliter les sources naturelles. Mais c’est extrêmement compliqué », déplore Ruepert. « Les gens boivent de l’eau qui contient des produits de dégradation de certains pesticides très souvent utilisés dans la région », ajoute-t-il. « Pour nous, cela ne fait aucun doute ».
Le « pain quotidien »
« C'est comme une drogue », affirme l’agriculteur Óscar Ruiz à propos du chlorothalonil, qu’il continue de pulvériser sur ses champs de carottes et de pommes de terre près de Cipreses, sans équipement de protection. Parmi les quelque 9 400 habitant∙e∙s de Cipreses et Santa Rosa, bon nombre boivent toujours l’eau du robinet, malgré l’arrêté du ministère de la Santé. Ruiz n’en fait pas partie. Depuis octobre, il utilise l’eau potable que les camions-citernes amènent à Cipreses.
« Il est tellement efficace pour tuer les champignons », explique l’agriculteur. Efficace et abordable. C'est pourquoi le chlorothalonil est souvent utilisé à des doses plus élevées et plus fréquemment que ne le recommandent les fabricants. Mais ces dernières années, assure-t-il, les quantités ont été réduites, sur les recommandations des ingénieurs agronomes mis à disposition par l'industrie des pesticides. Celle-ci est très bien implantée dans cette région rurale, où d’immenses panneaux publicitaires vantant les mérites de ses produits bordent la route principale.
Daconil et Bravonil, toutes deux vendues par le géant bâlois Syngenta, font partie des marques de chlorothalonil les plus connues dans la région. Elles se vendent très bien au Costa Rica, en particulier dans le nord de Cartago. Pour 14000 colones (25 dollars US), nous avons pu acheter une bouteille de Bravonil dans un magasin de Cipreses. « J’en vends beaucoup », nous a dit le commerçant.
Le chlorothalonil était le quatrième pesticide le plus utilisé au Costa Rica entre 2012 et 2020, selon les données collectées par Elídier Vargas, qui mène des recherches sur l'utilisation des produits agrochimiques. Il est l’auteur de plusieurs études financées par le bureau local du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) montrant que ce pays d’Amérique centrale, réputé « le plus vert du monde », est aussi l'un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare. Dans la région agricole proche du volcan Irazú, le chlorothalonil est notre « pain quotidien », confirme Ismael Serrano, agriculteur à Cipreses et propriétaire d'une entreprise qui exporte des carottes.
Jusqu’en 2014, Serrano était le président de l'autorité responsable de la gestion de l’approvisionnement en eau (ASADA) de Cipreses. Il accuse ses dirigeants actuels d’avoir permis la contamination de l’eau. Il leur reproche de ne pas avoir racheté les terrains bordant les sources, permettant ainsi aux agriculteurs de cultiver leurs légumes à quelques mètres seulement, alors que la loi prévoit une distance d’au moins 200 mètres. Serrano affirme avoir toujours été convaincu que les préoccupations exprimées par EcoCipreses n'étaient pas des lubies d’activistes. « Ils avaient raison. Il y a désormais des preuves de la contamination de l’eau aux résidus de chlorothalonil. Et d’autres pays ont documenté leurs graves effets sur la santé », nous explique-t-il dans son usine.
« On vit dans la peur »
L’inquiétude est vive parmi la population quant aux potentiels effets secondaires d'une substance utilisée depuis des décennies sans contrôle ni limitation. « On vit dans la peur, et on se demande souvent à quel moment quelque chose d'étrange va se produire dans notre corps », déclare Óscar Ruiz.
« Il y a une semaine, j'ai perdu un employé de 45 ans, mort d'un cancer de l'estomac, et maintenant son père a reçu le même diagnostic », explique Ismael Serrano dans son usine. Un peu plus loin, à Santa Rosa, nous rencontrons Leonel Sánchez, 70 ans, parti chercher de l'eau potable au camion. Sa femme a un cancer et son fils souffre d’insuffisance rénale. C'est pourquoi ils ne veulent pas « prendre le risque de boire de l'eau contaminée », explique cet agriculteur à la retraite, qui utilisait du chlorothalonil par le passé et buvait toujours l’eau du robinet sans se poser de question. Aujourd'hui, il fait attention aux avertissements. « Nous avons toujours épandu de grandes quantités de produits agrochimiques dans nos fermes, et personne ne nous a jamais mis en garde », dit-il.
Les médecins auxquels Unearthed et Public Eye ont pu parler sont extrêmement prudents quant à établir un lien entre les maladies observées dans la région et l’exposition au chlorothalonil. Les effets de cette exposition sur la santé au Costa Rica n'ont pas été étudiés, explique l'épidémiologiste Rebeca Alvarado, qui mène des recherches pour le PNUD. Dans ce pays d’Amérique centrale, l’impact des pesticides sur la santé n’est recensé qu’en cas d'intoxication aiguë, mais il n'y a pratiquement pas de données concernant les dommages à long terme sous forme de maladies chroniques.
« Il existe une littérature scientifique internationale qui associe notamment cette substance à des problèmes comme l’asthme, le cancer et des lésions des reins et de la prostate ainsi que des organes reproducteurs féminins », poursuit Alvarado. « Ce que nous savons, c'est que des métabolites du chlorothalonil sont présents dans l'eau, mais nous ne sommes pas en mesure d'établir de relation de cause à effet entre ces substances et les maladies observées au sein de la population. Mais une chose est claire : les gens consomment des résidus d’une substance dont les effets néfastes sur la santé ont été prouvés dans d'autres pays », déclare Rebeca Alvarado.
Pourtant, l’autorité locale responsable de l’approvisionnement en eau (ASADA) de Cipreses ne reconnaît pas que l’eau présente un risque pour la santé de la population. En fait, contrairement à son homologue du village voisin de Santa Rosa, elle n'admet même pas que son eau est contaminée. Lorsque le ministère de la Santé a ordonné, en octobre 2022, au président de l’ASADA de Cipreses, Virgilio Ulloa, de fermer les sources d’eau potable, ce dernier a déclaré à la presse que le système d'approvisionnement continuerait à fonctionner normalement, que « personne ici n’en était mort », et que les gens consommaient « plus de poison dans leurs légumes » que dans l’eau potable.
Dans un entretien de plus de deux heures avec Unearthed et Public Eye, Ulloa a mis en doute les compétences de l’IRET, dont les analyses ont révélé la pollution de l'eau, bien que l’ASADA de Cipreses ait elle-même mandaté l'institut universitaire pour effectuer certaines analyses. Ulloa affirme maintenant que le laboratoire de l’IRET n'est pas accrédité pour tester les métabolites du chlorothalonil. L’institut aurait par ailleurs subi des pressions de la part d’activistes de la région. « C'était une erreur de notre part de confier ces analyses à l'ennemi », déclare Ulloa, également agriculteur, et qui défend bec et ongles l'utilisation de pesticides. Pendant cette interview, il porte d’ailleurs une casquette avec le logo du revendeur local de pesticides.
Darnér Mora, le directeur du Laboratoire national de l’eau du Costa Rica (le laboratoire de l'agence gouvernementale nationale responsable des systèmes d'approvisionnement en eau comme celui de Cipreses), ne partage pas la position d’Ulloa. Son laboratoire est certifié pour tester les métabolites du chlorothalonil, mais il ne dispose pas des capacités nécessaires pour effectuer ce travail lui-même. C’est pourquoi il collabore actuellement avec l'IRET. « Il faut toujours procéder de manière scientifique, et si le laboratoire de l’IRET a détecté des métabolites du chlorothalonil, nous n’avons aucune raison d’en douter », assure Mora.
Un deuxième avis douteux
Plutôt que de suivre l’avis de ces scientifiques, l'ASADA de Cipreses – avec l’appui de représentant∙e∙s du lobby des pesticides du Costa Rica – a demandé, début 2023, une autre série d’analyses à un nouveau laboratoire, celui du Centre de recherche sur la pollution environnementale de l'Université du Costa Rica. Or, ce laboratoire est en mesure de détecter le chlorothalonil, mais pas ses métabolites. Le but manifeste : convaincre la population qu’elle peut, sans problème, boire l'eau du robinet et continuer à pulvériser les cultures.
Le 2 février, des échantillons ont malgré tout été prélevés à « Plantón », une source de Cipreses. La scène a été filmée, puis postée sur la page Facebook de l’ASADA. La source est entourée de champs de pommes de terre et de choux, tous bien plus proches que les 200 mètres exigés par la loi. Les prélèvements ont été effectués en présence de membres de l’ASADA, de son administratrice Sonia Aguilar, d’un avocat et de l’entrepreneur Freddy Solís, présenté comme le président de l’Association costaricienne des fabricants et détaillants de produits phytosanitaires par le journaliste payé pour filmer l’événement. Il est également directeur de Distribuidora Inquisa, une entreprise qui vend des pesticides, et notamment du chlorothalonil. « Freddy Solís nous apporte un grand soutien lorsqu'il s'agit de produits agrochimiques », a indiqué ce jour-là Sonia Aguilar à propos des relations entre l’entrepreneur et l'ASADA de Cipreses.
Lors d’un entretien, Solís nous a expliqué avoir assisté aux prélèvements d’échantillons à la source de Plantón en tant que représentant de l'industrie. Il est convaincu que la fermeture de certaines sources d'eau par le gouvernement était basée sur de « simples présomptions », et exclut par ailleurs que le chlorothalonil ait un quelconque effet néfaste sur l’environnement ou la santé lorsqu'il est utilisé « selon les instructions des fabricants » et aux doses indiquées en petits caractères sur les emballages.
En réponse à notre enquête, l’antenne régionale de CropLife, l’organisation qui défend les intérêts de Syngenta et des autres poids lourds du secteur, a publié une déclaration suggérant que le problème était dû au fait que le ministère de la Santé du Costa Rica avait fixé une limite trop stricte pour la quantité de pesticides autorisée dans l'eau potable.
« Ce qui importe, ce n'est pas si des résidus de pesticides ont été détectés ou non dans les denrées alimentaires ou dans l'eau, mais plutôt le niveau auquel ils apparaissent, car tant que la valeur maximale autorisée n'est pas dépassée, il n'y a pas de risque pour le consommateur ; pour autant que ces valeurs limites aient été établies selon des normes et des standards scientifiques internationalement acceptés, ce qui n'est pas le cas au Costa Rica », peut-on lire dans la déclaration.
Selon CropLife, la réglementation costaricienne, qui fixe à 0,1 microgramme par litre la valeur limite pour tout pesticide dans l'eau potable, a été établie « sans aucun fondement technique ou scientifique ». Cette limite est pourtant la même que celle fixée par l'Union européenne pour tous les résidus de pesticides dans l'eau potable ou les eaux souterraines. Dans l'UE, cette même limite s'applique par ailleurs aux métabolites du chlorothalonil, en raison de la classification du pesticide comme « cancérogène présumé ».
Les déclarations rassurantes de l'industrie des pesticides n'ont pas convaincu l'Institut national de l’approvisionnement en eau, les ministères de la Santé et de l'Environnement ou la Chambre Constitutionnelle de la Cour suprême, qui reconnaissent tous que la pollution est réelle et pose problème.
« L'eau aussi est sacrée »
La contamination au chlorothalonil n'aurait peut-être jamais été révélée si une habitante de Cipreses, Isabel Méndez, n'avait pas émis des soupçons lors d'une visite à la source de Plantón, il y a neuf ans. Cipreses est un village très catholique, et la communauté organisait par le passé des messes au bord de cette source pour demander à la Vierge Marie d’amener la pluie sur les récoltes. Un samedi, en 2014, Mme Méndez préparait l'une de ces cérémonies lorsqu'elle a senti une forte odeur de pesticides. Une couche blanche s'était formée sur le sol, peut-être en raison des fortes pluies qui étaient tombées durant la nuit, « lessivant » les pesticides des cultures et faisant ensuite couler ce mélange jusqu'à la source. « J'ai demandé à plusieurs reprises à l’ASADA si l'eau était contaminée, et on m'a toujours répondu que non. Mais je n'arrêtais pas d’y penser », explique Méndez.
Deux ans plus tard, on a diagnostiqué des polypes nasosinusiens – des excroissances sur la paroi du nez ou les sinus – chez sa fille Fiorella, qui avait 16 ans à l’époque. Elle a été opérée mais les excroissances sont vite réapparues. « Les médecins m’ont dit qu’en l’absence d’autres facteurs, ils ne pouvaient pas exclure que l’eau polluée ait accéléré leur formation », raconte Fiorella, aujourd’hui âgée de 23 ans, qui a presque entièrement perdu l’odorat et le goût. Pourtant, lorsqu’elle se promène dans les rues entre les exploitations agricoles, elle sent tout de même l'odeur âcre des pesticides, qui forment de petits nuages au-dessus des champs récemment pulvérisés. Quand on se rend dans la région, il est difficile de ne pas remarquer cette odeur de produits chimiques portée par le vent.
Isabel a décidé que, pour le bien de sa famille et de sa communauté, elle devait faire davantage que le travail communautaire effectué pour l’Église car « l’eau aussi est sacrée », explique-t-elle. C’est ainsi qu’elle a fait la connaissance de Ricardo Rivera, alors administrateur de l’ASADA, qui avait lui-même fait part, à l’interne, de ses inquiétudes concernant les problèmes environnementaux causés par le chlorothalonil. Avec Fabián Pacheco, un écologiste bien connu qui était venu à Cipreses pour y installer une ferme biologique, ils ont fondé l’association EcoCipreses. Cela a marqué le début d’une campagne qui a non seulement permis de mettre en évidence la forte contamination des sources d’eau locales, mais aussi de susciter un soutien en faveur de l’interdiction de ce fongicide très prisé dans la région.
En avril, les ministères de la Santé et de l'Environnement du Costa Rica, ainsi que l'Institut de l'eau et de l'assainissement, ont publié un rapport conjoint recommandant une interdiction nationale de l'utilisation du chlorothalonil. Le rapport conclut qu’il est prouvé que ce produit chimique présente « des risques significatifs pour la santé et l'environnement » et que, à la lumière de la contamination à Cipreses et Santa Rosa, il est « nécessaire de prendre des mesures afin d’éviter la contamination d'autres sources d'eau et protéger la santé de la population ». En juin, la Chambre Constitutionnelle de la Cour suprême du Costa Rica a rendu une décision accordant six mois au gouvernement pour mettre en œuvre les recommandations du rapport.
Au Costa Rica, la décision d'interdire un pesticide doit toutefois être prise conjointement par les ministères de l'Environnement, de la Santé et de l'Agriculture. Or, le ministère de l'Agriculture n’a pas signé le rapport conjoint. Par ailleurs, le fait qu'un rapport officiel recommande une interdiction ne signifie pas nécessairement que le produit sera bientôt interdit. Par le passé, des projets de décrets visant à interdire les pesticides au Costa Rica ont déjà été « enterrés » par les autorités politiques.
De son côté, l'industrie agrochimique ne semble pas prête à retirer le chlorothalonil du marché. Le président de sa faîtière costaricienne, Freddy Solís, estime que l'interdiction doit être la dernière option. Il met en doute les résultats présentés jusqu'à présent et demande des analyses supplémentaires : « Face à des problèmes de ce type, les autorités doivent, en premier lieu, exiger ou recueillir des preuves scientifiques réelles, obtenues à l’aide de méthodes de prélèvement et d’analyse strictes, pour vérifier si les soupçons sont bien fondés sur des faits réels. » Il ajoute :
« De simples présomptions, qui ne sont pas basées sur la science, ne doivent pas nous conduire à discuter d’interdiction. »
« Personne n'a de solution »
En attendant, la population de Cipreses et de Santa Rosa vit dans l’incertitude. Personne ne sait depuis combien de temps l’eau est contaminée, ni quels seront les effets sur la santé des habitant∙e∙s. Aucune idée non plus de l’ampleur de la contamination dans le pays et des solutions pour y remédier.
À Cipreses, cette situation a provoqué de profondes divisions au sein de la communauté. L'ASADA est en conflit ouvert avec les habitant∙e∙s qui ont fondé EcoCipreses. Parmi le reste de la population, les avis sont également partagés. Beaucoup continuent à boire l'eau du robinet ; d'autres s’approvisionnent au camion ; et certaines personnes, fatiguées de devoir attendre son arrivée ou de porter des bidons, ont recommencé à boire l’eau du robinet. « Ce n'est pas facile », déclare José Miguel Quesada, 76 ans. Ouvrier agricole à la retraite, Quesada est atteint d'un cancer de la langue, qui pourrait être lié à l’eau, selon son médecin. « On ne sait pas avec certitude si c'est à cause de l'eau, mais c'est possible », explique-t-il.
À l'école du village, les enfants ne doivent boire que l'eau du camion-citerne. « Je n'ai aucun doute sur le fait que l’eau est contaminée, les analyses le prouvent », déclare la directrice de l'école, Virginia Corrales. « On ignore en revanche les conséquences. Mais nous suivons l’ordre du ministère de la Santé d’utiliser l’eau du camion. Je dois veiller à la santé de plus de 300 élèves ». Du côté de la cantine scolaire, la cuisinière Ana Lía Coto épluche des pommes de terre après les avoir lavées avec l’eau du camion. Mais à la maison, elle utilise celle du robinet sans s’inquiéter. « Il ne nous est rien arrivé », dit-elle en haussant les épaules.
À l'extérieur de l'école, Valeria Calderón attend le bus pour se rendre à son travail dans un village voisin. Elle nous explique vivre avec son mari et ses deux enfants dans une maison prêtée par la ferme où il travaille. Cela fait déjà cinq ans qu’ils attendent d'avoir leur propre maison dans le cadre d'un projet social destiné aux familles pauvres. Mais les plans de cette construction sont au point mort en raison de l'interdiction d'effectuer de nouveaux raccordements à l'eau, à cause de la contamination. « S'ils renvoient mon mari, nous n'aurons nulle part où aller. Nous avons été très affectés par le problème de la pollution », dit-elle. Valeria Calderón ne sait pas ce qu’il va se passer.
Elle n'est pas la seule. Il est difficile de déterminer quand le problème sera résolu, explique Rafael Barboza, directeur de la gestion des services d'eau ruraux à l'Institut de l'eau et de l'assainissement (AyA). « Notre intérêt est toujours de récupérer la source d'eau », ajoute-t-il. De nouveaux tests sont actuellement effectués sur les sources d'eau dans toute la région du volcan Irazú. Cela pourrait révéler un problème beaucoup plus vaste et plus difficile à résoudre. La « plus grande préoccupation », admet Albin Badilla, coordinateur du Programme de contrôle et de surveillance de l’eau potable au ministère de la Santé, est que la contamination à Cipreses et Santa Rosa soit en réalité étendue à l'ensemble de la région.
De son côté, Sonia Aguiar, administratrice de l’ASADA de Cipreses, déclare qu’il est envisagé d'acquérir des systèmes de filtre pour les sources contaminées. Mais elle ne sait pas qui va payer la facture. La technologie permettant d'éliminer les métabolites du chlorothalonil coûte très cher.
« Nous ne pouvons pas laisser ce problème en suspens, mais si vous me demandez quelle est la solution, je dois vous dire que je n’en ai pas », déclare José Sánchez, président de l'ASADA de Santa Rosa. « Je n'en ai pas et aucune ASADA dans cette région n'en a. »
En savoir plus :
Chlorothalonil : un pesticide interdit exporté depuis le sol européen
L’Union européenne et la Suisse continuent d’exporter du chlorothalonil, un fongicide commercialisé notamment par Syngenta, classé « cancérogène présumé » et interdit en 2019 en raison d’un risque élevé de pollution des sources d’eau potable. Principales destinations : des pays à faible ou moyen revenu, qui n’ont pas les capacités de contrôler les risques liés à ce pesticide dangereux.
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Impressum
Reportage : Álvaro Murillo pour Public Eye / Unearthed
Traduction française : Maxime Ferréol Édition : Géraldine Viret & Laurent Gaberell
Photos et videos : Jose Díaz
Conception web et infographie : Fabian Lang