Le prix à payer
Chiquita et les droits du travail en Équateur
Depuis des décennies, l’industrie de la banane est entachée d’abus de pouvoir et de violations de droits humains. Les belles promesses des leaders du marché, en premier lieu celles du géant suisse Chiquita, ont-elles changé la donne ? Pour le savoir, Public Eye s’est rendue sur les plantations des plaines équatoriennes.
Une dizaine d’hommes sont assis aux abords d’un giratoire près de Machala. Ils papotent, surfent sur Facebook, attendent. Ils espèrent qu’un contremaître viendra leur proposer une jornada – une journée de travail – sur une bananeraie de la région. Dans tout l’Équateur, des milliers d’hommes et de femmes dépendent chaque jour de cette loterie.
À part la production de bananes, il n’y a quasiment pas de travail ici, nous expliquent les hommes du giratoire. Ils peuvent tout au plus espérer quelques jours sur un chantier, de temps à autre. Quand nous demandons à un jeune homme de 17 ans comment il trouve de l’argent quand on ne lui propose pas de jornada, il répond ouvertement : « En vendant de la drogue ». Il parle de basuco, mieux connu en Europe sous le nom de crack.
Ce dérivé très bas de gamme de la cocaïne se vend sur les plantations de bananiers et à leurs abords. Le basuco a un effet immédiat, il coûte moins cher que la cocaïne et il entraîne une dépendance rapide. « Il n’y a rien de surprenant à ce que les jeunes en consomment », affirme un homme de 36 ans qui attend lui aussi au bord du giratoire. « Ici, il n’y a aucune perspective d’avenir ; vendre de la drogue rapporte nettement plus que de trimer sur les plantations. »
Dans cette région comme dans de nombreuses plaines équatoriennes, on cultive des bananes depuis le début du 20e siècle. Depuis les années 1950, l’État andain est le plus gros exportateur au monde : environ un tiers de l’ensemble des bananes commercialisées à travers le monde provient d’Équateur. Des petites exploitations aux grandes plantations, quelque 5 000 producteurs et productrices emploient plus de 200 000 personnes. Au total, environ deux millions de personnes dépendent indirectement de la culture de bananes.
Économiser des impôts au bord du Léman
La plupart des propriétaires de bananeraies équatoriennes vendent leur production à des intermédiaires, qui la revendent à des négociants internationaux, tels que Chiquita. La société fournit principalement l’Amérique du Nord et l’Europe. Elle pilote ses opérations depuis ses deux sièges : Fort Lauderdale (Floride) pour le marché nord-américain, et le canton de Vaud pour l’Europe, depuis 2009.
Auparavant, le siège européen était à Anvers, en Belgique, où Chiquita devait s’acquitter de plus de 20 % d’impôts sur le bénéfice. Selon un reportage de la télévision suisse alémanique diffusé en 2010, déménager en Suisse a permis à la société d’abaisser sa charge fiscale à 2,5% ! Elle avait alors élu domicile dans le canton de Vaud, juste avant l’échéance de la « Lex Bonny ». Cette loi permettait aux régions suisses plus faibles économiquement d’offrir dix ans d’exonération fiscale aux entreprises qui s’y installaient.
Au début des années 2000, ce privilège fiscal a attiré de nombreuses grandes sociétés dans l’arc lémanique. Depuis, l’exonération dont bénéficiait Chiquita a expiré. Dix ans après son installation à Rolle, le groupe a déménagé son siège de quelques kilomètres, à Étoy. On ignore à ce jour si un nouvel accord fiscal y a été négocié.
Chiquita ne publie plus de chiffres depuis 2014, année à laquelle le groupe a été racheté par une joint-venture entre l'exportateur brésilien de jus d’orange Cutrale et la société Safra Group, qui détient aussi la banque suisse J. Safra Sarasin. Les nouveaux propriétaires ont retiré Chiquita de la bourse.
Pour obtenir des informations actuelles sur Chiquita et ses fournisseurs, il faut s’adresser à des spécialistes du secteur, des producteurs et des employés. La société répond aux questions des médias par des platitudes maladroites. Plutôt que des faits concrets, elle présente des brochures de relations publiques chatoyantes, imprimées sur papier glacé.
À l'origine de la « république bananière »
L’historique de la société permet toutefois d’en apprendre davantage. Car Chiquita a un lourd passé, entaché de plusieurs accusations de violations de droits humains. L’expression même de « république bananière » remonte à Chiquita, ou plus précisément à son ancêtre, la United Fruit Company (UFC). Le terme faisait référence aux fortes inégalités sociales qui régnaient alors dans des pays d’Amérique centrale et au fait que les gouvernements de ces États, en situation de dépendance et en partie corrompus, étaient pratiquement contrôlés par l’UFC.
Dans les années 1950, l’UFC a soutenu un coup d’État militaire contre un président réformiste au Guatemala. En 1961, la société a participé financièrement à l’invasion de la Baie des Cochons, une tentative de putsch des États-Unis contre Cuba. En 1972, l’UFC a aidé un dictateur à prendre le pouvoir au Honduras. Puis après avoir changé de nom, Chiquita a versé des « taxes de protection » à des paramilitaires colombiens.
Les bananes sont nettoyées à la main avant d'être emballées.
Enfin, au début des années 2000, Chiquita a été épinglée pour des ententes cartellaires : elle avait conclu des accords avec ses principaux concurrents concernant les prix et les volumes d’achat de bananes et d’ananas. La société s’était alors auto-dénoncée pour éviter les sanctions. Aujourd’hui encore, des ONG dénoncent des violations du droit du travail sur les bananeraies, notamment des intoxication aux pesticides et la répression des syndicats.
Au cœur des plantations
La situation s’est-elle améliorée depuis ? Pour le savoir, nous sommes partis à la rencontre des ouvriers et ouvrières qui travaillent dans les bananeraies équatoriennes.
C’est entre octobre et mai que l’Équateur est un fournisseur de bananes particulièrement important pour Chiquita. Les autres pays auprès desquels elle se fournit le plus sont tous situés en Amérique centrale, où les températures sont moins élevées à cette période, ce qui fait ralentir la production. En 2014, Chiquita s’est approvisionnée à hauteur de 18 % en Équateur. Lorsque nous y étions, en début d’année 2020, tous les ouvriers que nous avons rencontrés avaient déjà travaillé pour des fournisseurs de Chiquita.
D’après nos recherches, le groupe ne détient quasiment pas de plantation dans le pays et achète la majeure partie de ses bananes à des intermédiaires. Les contrats correspondants sont souvent établis à court-terme, généralement pour un ou deux ans. En 2007 déjà, Public Eye (sous son ancien nom « Déclaration de Berne ») demandait aux multinationales de la banane d’appliquer des normes écologiques et sociales minimales, également auprès de leurs fournisseurs.
La situation a peu évolué depuis et la précarité reste criante chez les fournisseurs. Le plus difficile pour les ouvrières et les ouvriers engagés à la récolte, ce sont les salaires, extrêmement bas, nous explique un travailleur journalier. En fonction des propriétaires de plantations, ils reçoivent entre 20 et 25 dollars par jour, parfois moins. À temps plein, ce solde permet tout juste d’atteindre le salaire minimum légal de 400 dollars par mois.
Les syndicalistes sur liste noire
Le salaire minimum suffit déjà à peine pour vivre. Or les propriétaires des plantations n’embauchent pas tous les jours le même nombre de personnes. Les travailleuses et travailleurs les moins chanceux sont payés en fonction de leur récolte, ce qui ajoute une énorme pression de rendement. Certains propriétaires embauchent des migrant∙e∙s de Colombie ou du Venezuela qui travaillent parfois pour 12 à 15 dollars par jour seulement.
Pour une journée de huit heures, ce salaire représenterait 1,50 à 1,90 dollar de l’heure. « Mais les jornadas sont souvent plus longues », nous confie un travailleur. « Parfois jusqu’à dix ou douze heures par jour. » Les ouvrières et ouvriers des bananeraies équatoriennes sont à la merci des propriétaires.
De nombreuses personnes à qui nous parlons nous rapportent qu’il est rare que des contrats de travail soient signés et que les cotisations aux assurances sociales sont pratiquement inexistantes. En cas de maladie, de grossesse, d'accident ou d’obligation familiale, le personnel n’est pas protégé et doit en assumer seul les conséquences.
« Personne ne s’intéresse à nous. »
« Personne ne s’intéresse à nous », conclut l’un des hommes au bord de la route de Machala. Il ajoute que si quiconque se rebelle ou veut former un syndicat, alors il encourt le risque de se faire licencier, de retrouver son nom sur une liste noire et de ne plus jamais retrouver de travail. Le contexte est si tendu que nous avons remplacé les noms des tous les protagonnistes cités ici par des noms d’emprunt.
Des enfants au travail
Nous rencontrons Daniel* pendant sa journée de travail sur une bananeraie. Enfant déjà, il emballait des régimes de bananes dans d’énormes sacs de plastique. C’est l’une des tâches les plus pénibles sur les plantations : les enfundadores, comme on les appelle ici, doivent sans cesse grimper sur de grandes échelles, en redescendre, et recommencer. Ils sont exposés en permanence à des pesticides de synthèse : les housses de plastique sont imprégnées de fongicides ou d’insecticides pour protéger les fruits des intempéries, des nuisibles et des champignons.
Daniel a commencé à travailler dans les bananeraies à l'âge de 12 ans.
Quand son grand frère lui a appris le métier, Daniel n’avait que douze ans. Les garçons avaient besoin d’argent pour nourrir leur mère et leurs frères et sœurs. Même si les producteurs le nient ou ferment délibérément les yeux, le travail abusif des enfants est toujours une réalité dans l’industrie de la banane en Équateur.
Les organisations de défense des droits humains ne sont pas les seules à dénoncer cette situation : le ministère du Travail des États-Unis mentionne depuis des années les bananes équatoriennes dans sa liste des produits présentant un grand risque d’être produits en impliquant le travail abusif des enfants.
Le secteur agraire présente des risques élevés pour toutes sortes de violations des droits humains et du droit du travail, comme le montre un rapport détaillé de Public Eye sur les matières premières agricoles (2019). Le travail abusif des enfants constitue l’une des pires formes de violations. Des générations entières se voient privées d’un enseignement scolaire qui leur permettrait d'extraire leur famille du cercle vicieux de la pauvreté.
Un groupe « potentiellement vulnérable »
Après des décennies, Chiquita devrait avoir pris conscience des risques élevés liés à son activité. Pourtant, la société se contente d’indiquer dans son rapport de durabilité 2019, richement illustré, qu’elle a « identifié les enfants comme un groupe potentiellement vulnérable » et qu’elle doit maintenant s'efforcer de mieux comprendre quelles sont les conséquences pour eux. Daniel, qui travaille sur des bananeraies depuis son enfance, pourrait sûrement expliquer à la multinationale l’impact que ce travail a eu sur sa vie.
Dans son rapport de durabilité, Chiquita désigne les enfants comme un « groupe potentiellement vulnérable ».
Aujourd’hui âgé de 30 ans, Daniel emballe toujours des bananes, mais désormais sur une plantation bio qui n’utilise pas de pesticides de synthèse. Il en est très heureux, car les pesticides l’ont rendu gravement malade quand il avait la vingtaine : en réaction au contact avec les produits chimiques, son corps ne produisait plus assez globules blancs. Un médecin l’avait alors averti qu’une simple grippe pouvait lui être fatale.
Alerté par son médecin, Daniel a pêché des fruits de mer pendant quelques temps, avant de retourner sur les bananeraies quelques années plus tard. Il gagne aujourd’hui entre 25 et 30 dollars par jour et fait figure de privilégié avec son emploi considéré comme permanent, bien qu’il n’ait jamais signé de contrat de travail.
Un produit phare (et toxique) de Syngenta
La majorité des producteurs de bananes en Équateur utilisent des pesticides de synthèse, dont certains sont bannis depuis longtemps en Europe en raison de leur dangerosité. C'est par exemple le cas du paraquat, un herbicide particulièrement agressif. La substance est principalement commercialisée par le géant bâlois de l’agrochimie Syngenta, sous le nom de Cerillo ou de Gramoxone.
Une publicité en Équateur : « Je recommande Syngenta ».
Une fois pulvérisé, le produit empeste et provoque de fortes sensations de brûlure dans les yeux et les voies respiratoires – que l’on porte un masque de protection ou non. Les ouvriers et ouvrières agricoles qui ont épandu du paraquat se plaignent de vertiges, de maux de tête ou de nausées. Ingérer une seule cuillère à café de cette substance est mortel. Pourtant, les autorités équatoriennes considèrent que le produit n’est que « modérément dangereux ».
Chiquita se vante de ne plus utiliser de paraquat depuis 1998. Toutefois, cela ne concerne que les plantations certifiées par la Rainforest Alliance. Quand on demande à la société si elle contrôle que ses nombreux fournisseurs équatoriens n’utilisent pas du paraquat et comment elle s'y prend, Chiquita se mure dans le silence.
Des pesticides sont mélangés pour le prochain épandage par avion.
Épandus par avion sur des habitations
Les pesticides sont épandus par avion...
Au loin, les moteurs de plusieurs petits avions se font entendre. Chaque jour, ils survolent les alentours de Machala, l’autodénommée « capitale de la banane » qui borde la frontière péruvienne. Depuis trois à cinq mètres au-dessus du sol, ils pulvérisent des pesticides sur les monocultures qui s’étendent à perte de vue. Aux abords des plantations : des écoles, des habitations, des routes...
Le poison ne se dépose pas seulement sur les feuilles de bananiers : il pollue aussi les jardins et les rivières, les parkings et les terrains de sport, les places de jeu et les eaux souterraines.
… au-dessus des gens qui vivent au milieu des plantations.
Dans l’entrepôt de l’un des aérodromes situés au cœur des plantations, nous voyons des bidons de fongicides, insecticides et herbicides de synthèse de Bayer et de Syngenta.
Francisco fait partie des personnes qui ont été exposées à ces produits chimiques agressifs. L’année dernière, ce médecin de 26 ans a fait un stage à la campagne, près des zones pulvérisées par les avions. Il a très vite été frappé par le nombre de personnes souffrant d’urticaire ; une à deux fois par mois, il traitait des patients se plaignant de démangeaisons, de papules ou de lèvres gonflées.
« Quand j’ai moi-même dû être hospitalisé à cinq reprises pour les mêmes symptômes, peu de temps après être arrivé dans la région, j’ai commencé à m’inquiéter. » Lui qui a grandi en ville n’avait jamais été en contact direct avec des pesticides auparavant, et n’avait jamais fait d’allergie.
Du poison dans l’air
Quand le jeune médecin arpentait la campagne pour des consultations, il a pu voir, au fil des années, les monocultures s’étendre de plus en plus et les plantations envahir l’espace. Les bananiers poussent parfois jusque sous le porche des maisons. Selon Francisco, les personnes qui vivent près des bananeraies sont les plus exposées à des risques sanitaires, hormis bien sûr celles qui travaillent sur les plantations.
Lors des nombreux entretiens que nous menons sur place, les travailleurs et travailleuses agricoles nous confirment qu’ils se trouvent souvent au beau milieu des bananeraies quand les avions épandent des pesticides, et qu’ils doivent alors se couvrir d’un bout de tissu de fortune. En théorie, ils devraient être avertis avant le passage des avions et quitter les plantations pendant douze à quarante-huit heures. Mais dans les faits, ils essaient tant bien que mal, après l’épandage, de se nettoyer les yeux et de se débarrasser du mélange huileux qui leur colle à la peau.
Ceux qui commencent à ressentir des maux de tête ou des étourdissements résistent généralement peu de temp avant de perdre connaissance.
Le médecin nous raconte encore l’histoire symptomatique d’une jeune femme de la région. En lavant des bananes, elle s’est accidentellement renversé de l'eau contenant des granulés de chlore sur la poitrine, le ventre et les jambes. Craignant de perdre son travail, elle n’a pas osé quitter son poste pour se changer et le liquide désinfectant lui a brûlé la peau pendant des heures.
Sept jours plus tard, quand les douleurs sont devenues insupportables, elle a consulté Francisco. Son diagnostic : brûlures au second degré. « Par peur de perdre leur emploi, ces personnes tentent de dissimuler les accidents du travail et ne viennent consulter que lorsqu’il n'y a plus d'autre choix », déplore le médecin.
Les dessous-de-table
Nous rencontrons Andrea*, qui cultive des bananes bio. Dès le départ, elle a voulu éviter les engrais et les pesticides de synthèse. En 2017, elle a commencé à vendre ses fruits à Chiquita à travers une coopérative. Elle se souvient de cette période avec amertume. « Nous avons eu des problèmes depuis le début avec Chiquita », nous raconte-t-elle. « Des palettes entières nous étaient retournées pour des raisons peu convaincantes. Cela représentait tout de même une cinquantaine de cartons de bananes. »
Les motifs invoqués : un poids insuffisant ou de minuscules imperfections sur quelques fruits. « Mais si l’on mettait suffisamment d'argent sur la table pour le contrôleur de Chiquita, le problème était réglé. » Andrea a dû débourser régulièrement plusieurs centaines de dollars pour que sa marchandise soit acceptée. Aujourd’hui, les intermédiaires sont un peu plus prudents car des caméras de surveillance ont été installées dans les entrepôts loués par des sociétés tierces. « Les affaires se feront maintenant dans les couloirs. »
Enver*, lui, est ingénieur agronome. Il connaît l’industrie de la banane depuis des années et a vu de ses propres yeux les pratiques du secteur. Assis sur une chaise, dans son bureau près de la métropole économique de Guayaquil, il a l'air tendu. Les bras appuyés sur le dossier, il dit finalement tout haut ce que beaucoup pensent tout bas en Équateur : « L’industrie de la banane fonctionne comme une mafia. La moitié des affaires se font légalement, le reste se passe sous la table. »
Au début, Enver ne voulait pas nous parler. Et il ne voulait surtout pas aborder les pratiques du négociant Chiquita, pour qui il a travaillé pendant plusieurs années. Il était chargé de contrôler les plantations, les systèmes d’irrigation et le désherbage chez les fournisseurs, ainsi que de vérifier l’état des fruits entre la récolte et l’expédition.
Lorsque nous lui expliquons la finalité de notre enquête, le quadragénaire accepte finalement de répondre à nos questions. « Il faut savoir qu'il ne s'agit pas du problème d'une seule entreprise, mais de tout un système », insiste-t-il. Son supérieur chez Chiquita n’était que l’un des nombreux individus a encaissé des pots-de-vin – tant de la part des intermédiaires que des coopératives de producteurs qui leur sont étroitement liées, les asociaciones bananeras.
Des bananes pas si bio
Vue sur le port de Puerto Bolívar.
En théorie, le commerce de bananes est strictement réglementé en Équateur. L’État définit chaque année le prix minimum des bananes issues de l'agriculture conventionnelle – le prix que les intermédiaires doivent payer aux producteurs. Début 2020, ce montant s’élève à 6,40 dollars par carton, ou 8,23 dollars « franco à bord » (soit le prix que les multinationales devraient payer pour acheter un carton de bananes après frais de douane et chargement sur leur cargo). Du moins, en théorie...
La réalité est un peu différente : comme dans tous les secteurs agro-industriels, les saisons et les conditions météorologiques jouent un rôle déterminant sur l’offre et la demande. Pendant l’été de l’hémisphère nord, la concurrence est rude au rayon fruits, tant en Amérique du Nord qu’Europe et en Asie. Et quand les plaines équatoriennes traversent la saison des pluies, entre janvier et avril, l’offre augmente.
Vendre sa marchandise en dessous du prix minimum – ou perdre des contrats.
En raison de la volatilité de l'offre et de la demande, les producteurs et les intermédiaires doivent faire un choix : perdre des contrats, ou vendre leur marchandise en dessous du prix minimum fixé par le gouvernement.
Échange de bananes en pleine rue: il arrive souvent que des bananes de premier choix soient remplacées par des fruits de qualité moindre peu avant d'être expédiées.
Face à cette situation, l’une des stratégies consiste à vendre des bananes issues de l’agriculture conventionnelle en les faisant passer pour des fruits bio, dont la production est nettement moins importante. C’est une pratique très répandue, nous explique Enver, assis à son bureau. La demande de bananes bio est forte, mais la production conventionnelle revient moins cher.
« Dans ces cas-là, mon chef n'était pas regardant », se souvient Enver. Il achetait des bananes issues de l’agriculture conventionnelle à sept dollars le carton, mais indiquait un prix d’achat de neuf dollars dans sa comptabilité. « Les deux dollars de différence, il les partageait avec l’intermédiaire : un dollar en dessous-de-table pour l’intermédiaire, l’autre dans sa poche. L’opération, répétée pour plusieurs centaines de cartons, laissait une somme rondelette à la fin de la semaine. »
Les fournisseurs sous pression
Nous nous rendons au siège d’un intermédiaire, non loin de Machala. Plusieurs dizaines d’hommes se sont rassemblés sur un terrain vague devant le bâtiment et flambent leur argent durement gagné en jouant aux cartes ou à l’ecuavoley, une variante locale du volley-ball. Les fenêtres et les portes de l’entreprise sont grillagées, des barres de fer sortent du béton armé : un immeuble comme il y en a tant d’autres sur les plaines équatoriennes.
Chiquita, Dole et Fyffes figurent parmi les plus gros acheteurs de bananes en Équateur.
Seule l’affiche publicitaire d’une association bananière trahit la présence d’un négociant au premier étage. Cette entreprise a vu le jour en même temps que l’association bananière en question, « pour offrir aux petits producteurs un meilleur accès au marché », nous indique son directeur, Santiago*. Contrairement à Guayas et Los Ríos, les deux autres régions agricoles du pays, Machala et ses alentours comptent de nombreuses petites exploitations, précise-t-il. Certaines ne font pas plus d’un ou deux hectares. L’intermédiaire vend leur récolte à trois grandes sociétés de négoce : Fyffes, Dole et Chiquita.
Santiago veut bien nous montrer ses contrats avec Chiquita, à condition que la multinationale donne son accord. Elle ne réagira pas à sa demande. Santiago a appris le rachat de Chiquita en lisant la presse : « Tant que les principaux objectifs sont respectés, c’est-à-dire les volumes et le prix, cela n’a pas d’importance. » Son entreprise vend environ 30 % de ses bananes à Chiquita.
Travailler avec des intermédiaires comporte des avantages pour Chiquita : la société n’a pas à s’occuper de la paperasse. Les intermédiaires doivent même prendre eux-mêmes en charge les contrôles douaniers. En cas de retard dans le chargement d’un conteneur, qui transporte environ 1 000 cartons de bananes (soit entre 20 et 22 tonnes), c’est une perte de 10 000 dollars d’un coup, déplore Santiago. Chiquita, elle, s’en sort indemne.
Quand des palettes entières de bananes sont refusées, Chiquita en sort indemne.
Si des palettes entières sont refusées pour une imperfection quelconque, les bananes finissent dans les mangeoires de porcs ou de vaches. La perte est ici encore à la charge de l’intermédiaire, nous explique Santiago.
La pression que les multinationales exercent sur leurs fournisseurs est énorme. À leur tour, les intermédiaires la transmettent aux producteurs.
Les propriétaires des plantations portent seuls la responsabilité d’assurer la santé et les moyens de subsistance des ouvriers et des ouvrières qui s’échinent dans les bananeraies. Les différents entretiens que nous avons menés en Équateur montrent clairement que Chiquita n’est manifestement pas intéressée à entrer en contact avec le personnel agricole.
Le cynisme de Chiquita
Dans son rapport de durabilité 2019, Chiquita écrit : « Nous exigeons de notre personnel et de toutes les personnes qui agissent en notre nom – y compris nos partenaires commerciaux, fournisseurs, prestataires de services, mandataires indépendants et chacun de leurs sous-traitants – le respect de toutes les lois et de tous règlements dans les pays où eux-mêmes et Chiquita sont actifs. »
Le respect des lois est une évidence qui devrait se passer de mention spécifique. Mais surtout, dans le contexte de la production de bananes, cette affirmation est pour le moins cynique : l'industrie est dominée depuis plus d’un siècle par des multinationales qui sont si puissante sur le marché qu’elles sont en mesure de dicter les règles du jeu. À plusieurs reprises, elles sont allées jusqu’à s’immiscer dans la politique pour s’assurer des conditions-cadre favorables.
Pour améliorer les conditions de travail dans les pays producteurs, il faut davantage que de belles brochures sur la durabilité. Et les mesures volontaires des firmes ne font manifestement pas évoluer la situation. Il faut introduire des règles contraignantes, et soumettre les leaders du marché, dont fait partie la société suisse Chiquita, à un devoir de diligence raisonnable en matières de droits humains, comme le demande l’initiative pour des multinationales responsables.
Les mesures volontaires ne suffisent pas. Il faut imposer aux sociétés un devoir de diligence raisonnable, comme le demande l'initiative multinationales responsables.
En effet, pour que les sociétés puissent déterminer quelles sont les mesures à prendre pour prévenir les violations de droits humains et du droit du travail, elles doivent au préalable analyser régulièrement quelles sont les conséquences néfastes de leurs activités tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.
L’initiative pour des multinationales responsables demande en outre que les entreprises soient tenues de rendre des comptes : elles devraient indiquer quels sont les risques qu’elles ont identifiés, ainsi que les mesures qu’elles ont prises pour y remédier. En ce qui concerne l’industrie de la banane, il s’agirait en premier lieu des graves problèmes qui gangrènent son secteur d’activité : le travail abusif des enfants, la corruption, les intoxications aux pesticides, ainsi que l’absence de contrats de travail et de protection sociale chez les fournisseurs.
Tout porte à croire que ces abus sont monnaie courant dans l’ensemble du secteur de la banane, à entendre les témoignages que nous avons recueillis dans les rues du Sud de l’Équateur. Dans le cadre de notre enquête, nous n’avons pu identifier aucun élément indiquant que la situation pourrait être fondamentalement différente sur les plantations équatoriennes auprès desquelles Chiquita s’approvisionne. Nous estimons par conséquent que la société est confrontée à des problèmes identiques sur sa chaîne d’approvisionnement en Équateur. Notre enquête n’a pas permis de déterminer dans quelle mesure la multinationale est consciente des risques, les analyse, et prend des mesures pour prévenir les violations de droits humains et du droit du travail. Chiquita n’a pas souhaité répondre à nos questions détaillées à ce sujet.
À Pasaje, un village près de Machala, peu après 5 heures du matin. La veille, au même endroit, les travailleurs journaliers nous racontaient que des dizaines d’hommes attendent chaque jour ici qu’on vienne les embaucher. Aujourd’hui, ils sont près de 80, assis sur le bord du trottoir, sur des bancs ou appuyés contre une balustrade. Ils bavardent, scrutent la place et dévisagent tout nouveau-venu. Ceux qui n’ont pas conclu de contrat oral la veille espère encore trouver du travail pour la journée d’ici à 6h30. trouver du travail pour la journée d’ici à 6h30.
D’expérience, ils savent néanmoins que les meilleurs jours de la semaine, le mercredi et le jeudi, sont déjà passés. « Ça devrait être difficile aujourd’hui », nous confie Ernesto* en souriant. Il travaille depuis des décennies dans les bananeraies de la région. Père de sept enfants et grand-père de quatorze petits-enfants, il a 67 ans et travaille encore. :« Je n’ai pas d’autre choix ». Le système de retraite fonctionne mal en Équateur : le peu d’argent que certains parviennent à obtenir ne suffit pas pour vivre.
Soudain, un camion s’arrête sur la place. Les travailleurs recrutés la veille grimpent à bord et s’accrochent à des barres de métal. Les autres les regardent s’éloigner, impuissants. Ernesto rentre chez lui, comme la plupart des hommes qui attendaient à ses côtés. Il ne peut qu’espérer que la chance lui sourira lundi prochain.
Pour protéger les personnes qui ont accepté de nous parler, nous utilisons des noms d’emprunts.
Agir ici pour un monde plus juste
Public Eye porte un regard critique sur l’impact de la Suisse et de ses entreprises sur les pays pauvres et demande le respect des droits humains partout dans le monde.
Des reportages tels que celui-ci ne peuvent être réalisés que grâce au soutien de nos membres et donateurs : en adhérant à Public Eye, vous nous aidez à poursuivre notre travail d'enquête et de plaidoyer en toute indépendance.
Pour en savoir plus sur notre travail et lire de prochains reportages audacieux, abonnez-vous à notre newsletter:
Impressum
Reportage : Romano Paganini
Rédaction : Romano Paganini et Alice Kohli
Traduction et édition : Maxime Ferréol et Floriane Fischer
Photos : Ramiro Aguilar Villamarín, Keystone (siège de Chiquita)
Conception web : Daphne Grossrieder et Rebekka Köppel
Remarque : ce texte est une traduction du reportage rédigé en allemand. En cas de divergence entre les versions, le texte en allemand fait foi.