En Australie, le poison du charbon
Alors que l’Europe cherche des alternatives aux énergies fossiles russes en raison de la guerre en Ukraine, l’Australie ouvre des dizaines de mines de charbon, quitte à sacrifier ses sanctuaires naturels et culturels. Pour faire passer les projets, les autorités locales invoquent l’effort de guerre européen, alors que s’agitent en coulisses les intérêts de Glencore et d’Adani, tous deux installés en Suisse.
Dans les contrées du Queensland, Aborigènes et écologistes organisent la résistance au lobby de la pelle et de la dynamite. Sous la pression féroce des mineurs.
La terre ocre s’infiltre partout, rêche comme ceux qui la foulent, omniprésente dans le paysage semi-désertique. La colonne de fumée jaune pâle – qui s’élève sur une cinquantaine de mètres – jure, elle, avec l’horizon. Faute de relief pour renvoyer son écho, la détonation a sonné comme un coup sec provenant de la vaste cicatrice creusée par la mine Carmichael, dans le bassin géologique de Galilée, au cœur du Queensland (nord-est de l’Australie).
Coedie MacAvoy en a vu d’autres. Enfant de la région, fils d’un elder des peuples Wangan et Jagalingou (un gardien du savoir), le trentenaire se présente fièrement en énonçant le nombre de jours qu’il a passés à occuper la petite parcelle située juste en face de la concession que le groupe Adani voudrait transformer en l’une des plus grandes mines de charbon au monde. Soit « 406 jours », en cet après-midi d’octobre. Le nombre de jours que compte également le camp Waddananggu (« la discussion », en langue wirdi).
Pas suffisant pour empêcher le démarrage de la production en décembre 2021, mais une grosse épine dans le pied de l’ambitieuse multinationale. Le groupe, contrôlé par le milliardaire indien Gautam Adani, devenu troisième fortune mondiale (142,4 milliards de dollars, selon un pointage effectué mi-novembre 2022) grâce au boum des cours du charbon – lire plus bas –, a installé en avril 2020, à Genève, une branche commerciale, toujours domiciliée chez une fiduciaire de la place, destinée à écouler son charbon. Adani a bénéficié du soutien de Credit Suisse qui lui a permis de lever, en 2020, 27 millions de dollars US d’obligations, selon les données de Public Eye. Après Coal India, Adani est la multinationale comptant le plus de projets d’ouverture de nouvelles mines de charbon (60), selon la plateforme spécialisée Global Coal Mine Tracker. Glencore arrive en sixième position (37).
Gautam Adani contrôle un tiers des importations indiennes de charbon. Mais, comme le rapportait en novembre 2022 The New Yorker, son groupe est aussi connu dans son pays pour raser des villages et des forêts afin d’y creuser d’immenses mines de charbon.
À Waddananggu, la flamme cérémonielle de ceux que l’on appelle ici les « propriétaires traditionnels » brûle depuis le 26 août 2021. Les accompagnent quelques intermittent·e·s : de jeunes activistes du climat et militant·e·s pro-Aborigènes, parfois accompagné·e·s de leurs enfants. Au total, une quinzaine de personnes. « Ne respirez pas cette merde ! », lance-t-on à celles et ceux qui déboulent depuis les tentes et baraquements pour observer l’épaisse colonne de fumée qui se disperse à l’horizon.
Gautam Adani, une fortune sous stéroïdes
Comme tous les milliardaires, il aime évoquer des origines modestes. Fils d’un négociant de textile du Gujarat (ouest de l’Inde), issu d’une fratrie de huit, Gautam Adani n’échappe pas à la règle. Après de modestes débuts comme négociant, le groupe Adani, fondé en 1988, s’est vite diversifié dans les infrastructures portuaires et aéroportuaires, les centrales électriques, les mines de charbon, l’immobilier et, plus récemment, les médias.
Gautam Adani © Indranil MukhQerjee/AFP
La fulgurante ascension de l’empire Adani a été réalisée sous perfusion financière et grâce aux largesses de nombreuses banques internationales. Le groupe le plus endetté d’Inde a en circulation quelque 8 milliards de dollars US d’obligations en monnaie étrangère, selon les données de Bloomberg. Le conglomérat est divisé en de multiples sociétés enchevêtrées dont sept sont cotées en Bourse.
La tempête sur les marchés énergétiques consécutive à la guerre en Ukraine a plutôt réussi à l’autoproclamé self-made man. Portées par les cours du charbon et du gaz, ses sociétés ainsi que sa fortune personnelle l’ont hissé au troisième rang des plus grandes fortunes mondiales. En mai 2022, le cimentier suisse Holcim lui a vendu ses activités en Inde pour 10,5 milliards de dollars.
Mais, en Inde, on dénonce aussi la proximité de Gautam Adani avec le Premier ministre Narendra Modi, également issu du Gujarat dont il était ministre en chef quand l’homme d’affaires a bénéficié de nouvelles lois instituant des zones franches (bénéficiant d’avantages fiscaux pour attirer les investisseurs) où il projetait d’installer certaines de ses infrastructures. En campagne pour devenir Premier ministre en 2014, Narendra Modi a pu compter sur un jet mis à disposition par le groupe Adani pour le ramener à la maison tous les soirs.
L’ascension des deux hommes est indissociable : Gautam Adani en compagnie du Premier ministre indien Narendra Modi. © Vijay Soneji/Mint via Getty Images
Gautam Adani apprécie peu que l’on se penche sur les liens d’intérêts qui l’unissent à son Premier ministre. Dans le paysage médiatique indien, c’est ainsi que l’on interprète son offensive, en août dernier, pour contrôler NDTV, l’une des chaînes encore critiques du Gouvernement indien. Il n’est pourtant pas connu pour apprécier les questions. « Adani a un long historique dans l’intimidation de journalistes et d’activistes qu’il n’hésite pas à poursuivre en justice », soutient Stephen Long, journaliste d’investigation auprès de la chaîne publique australienne ABC. Dans le Gujarat, en 2017, la police locale a forcé son équipe de reporters à quitter la région. Les journalistes enquêtaient sur les pratiques de soustraction fiscale du groupe et projetaient d’interroger des pêcheurs délogés par un terminal portuaire d’Adani.
Les « Zadistes » austraux, la guerre et le milliardaire
Les épaules brûlées par le soleil, une plume tombant depuis son chapeau de feutre le long de sa chevelure blonde, Sunny filme le nuage de poussière qui s’éloigne vers le nord-ouest, en direction des cultures environnantes et du bétail épars. Sunny – qui dénonce la destruction des artefacts aborigènes vieux comme cette terre – documente toutes les détonations d’une mine qui, après une quinzaine d’années de procédures légales, s’agrandit à vitesse grand V.
Au sortir de deux années de pandémie, les mines de charbon tournent désormais à plein régime afin de capitaliser sur des cours historiques. À la suite de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, le charbon australien (le substitut le plus direct du charbon russe en termes de qualité) s’échange à trois fois son prix moyen sur la dernière décennie. Des pays très dépendants des énergies fossiles russes, comme la Pologne, ont prié l’Australie d’augmenter ses exportations de charbon thermique. Dans le Queensland, les autorités en ont même profité pour mettre un coup de fouet à des projets particulièrement peu populaires, comme celui d’Adani.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Australie a exporté 3,3 millions de tonnes de charbon vers l’Europe, selon les données fournies à Public Eye par l’agence spécialisée Argus Media. Près de la moitié de ce charbon (1,4 million de tonnes) provenait d’onze vraquiers venant du terminal Abbot Point, ouvrant sur la mer de Corail (au nord-est du pays) et contrôlé par Adani.
Sunny est indignée. « Ils ne devraient pas faire de détonations par un vent pareil, glisse-t-elle sans lâcher son smartphone. Je veux dire : ils ne devraient pas en faire du tout... mais encore moins aujourd’hui. »
Pour Adani, l’objectif est d’atteindre 10 millions de tonnes de production d’ici à la fin de 2022. Si le groupe semble pressé, c’est que son projet visait initialement 60 millions de tonnes par an, convoyés sur 300 kilomètres par une double ligne de train jusqu’à Abbot Point. Depuis ce site, à quelques dizaines de kilomètres de la Grande Barrière de corail – inscrite depuis 1981 au patrimoine mondial de l’UNESCO et désormais considérée comme « en danger », selon un rapport de spécialistes de l’ONU publié fin novembre 2022 –, le charbon est chargé sur des vraquiers afin d’être brûlé, principalement dans des centrales indiennes, chinoises ou coréennes, à près de 10 000 kilomètres de là.
Le bassin minier du Queensland en Australie
La mine Carmichael, dans le bassin géologique de Galilée, au cœur du Queensland. Gautam Adani ambitionnait d’en faire la plus grande mine de charbon d’Australie, avec 60 millions de tonnes de production. Critiqué pour son impact environnemental, lâché par ses banques, le projet a été revu à la baisse, à 10 millions de tonnes par an.
Depuis la mine Carmichael, le charbon est transporté en train sur 300 kilomètres pour rejoindre le terminal Abbot Point, ici à l’image.
Arrivé au terminal Abbot Point, le charbon est convoyé par rail le long de ce bras entrant dans la mer de Corail sur plus de deux kilomètres. Il sera ensuite chargé sur des vraquiers en partance pour l’Asie, mais aussi l’Europe.
En 2018, Glencore a acquis la majorité des parts de Hail Creek d’un concurrent qui souhaitait désinvestir le charbon. Hail Creek est considérée comme l’une des mines qui rejette le plus de méthane dans l’atmosphère.
Hay Point est l’un des plus grands terminaux de charbon au monde. Il relie depuis 1971 le bassin minier de Bowen, où Glencore possède plusieurs mines dont Hail Creek, et les vraquiers venus du monde entier.
C’est sur cette forêt, déjà balisée, que Glencore a pour projet de construire ce qui pourrait devenir la plus grande mine au monde avec six puits à charbon. Nom de code : Valeria Project.
Inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1981, la Grande Barrière de corail est désormais considérée « en péril » par les experts de l’ONU. Elle devra aussi subir une forte augmentation du trafic de vraquiers à charbon autour du terminal voisin Abbot Point.
Prisé des vacanciers et des futurs mariés, le sable blanc de Whitehaven est menacé par le réchauffement climatique ainsi que la multiplication des phénomènes climatiques, à l’image du dévastateur cyclone Debbie en 2017.
Ce projet est une aberration écologique et logistique, selon Grant Howard. Pour cet ancien mineur de la région de Mackay, qui a travaillé une trentaine d’années dans l’industrie, Carmichael « n’a de sens commercial que parce qu’Adani possède toutes les infrastructures et fait payer l’énergie trop cher à la population indienne ».
Devenu environnementaliste, retiré dans le bush pour se rapprocher de la nature, Grant Howard dénonce un projet « anachronique », qui risque de servir de cheval de Troie à d’autres mégaprojets miniers dans le bassin de Galilée, inexploité jusqu’à l’arrivée des équipes de Gautam Adani.
« Ceux qui continuent à extraire du charbon thermique n’ont aucun sens moral », tacle-t-il.
L’Australie détient la troisième réserve mondiale de charbon au monde, de quoi prolonger la production pendant quatre siècles.
Contactée, Credit Suisse, qui a fourni des services financiers pour Adani, dit assumer sa responsabilité dans la lutte contre le changement climatique. « Nous reconnaissons que les flux financiers doivent également être mis en conformité avec les objectifs fixés par l'Accord de Paris », soutient son service médias, assurant qu’en 2021, la banque a baissé de 39 % son exposition financière au charbon.
Les porte-parole n’ont en revanche pas précisé si un client comme Adani, qui tire l’essentiel de ses revenus du charbon et projette d’ouvrir de nouvelles mines de charbon thermique, serait à l’avenir exclu de financement. « La position de Credit Suisse en matière de durabilité est axée sur le soutien de nos clients dans la transition vers des modèles économiques à faible émission de carbone et résilients au changement climatique », précisent-ils.
L’histoire sanglante de ce pays
Pour Coedie MacAvoy, c’est une affaire personnelle. Secondant le combat de son old man – son père Adrian Burragubba, qui s’est ruiné en procès contre la multinationale –, il a occupé seul le site Carmichael en 2019, afin de « reprendre des bouts de propriété » sur ses terres ancestrales et faire ainsi barrage aux équipes de construction d’Adani. Deux semaines de siège, avant que la sécurité ne bloque totalement la route de son ravitaillement.
C’est encore lui qui mène la fronde depuis août 2021, mais il n’est plus seul. « Je conteste le droit du gouvernement de procéder à l’acquisition forcée d’un terrain pour le transformer en concession minière », proclame Coedie MacAvoy. Yeux verts perçants, un flow de rappeur, son totem tatoué sur le torse, le trentenaire se revendique volontiers dans le lignage des activistes occupant des arbres, une pincée de fight the power en plus. « Je ne suis pas un écolo des quartiers de Melbourne », prévient l’Aborigène.
Le gouvernement local du Queensland a finalement aboli le titre de propriété des populations natives en 2019, afin de les céder au groupe minier, qui les traite depuis comme des intrus. Mais, en conséquence de l’opposition acharnée de Coedie et de son père, ils se sont vu reconnaître par la justice le droit d’occuper leurs terres pour « contrôler, protéger et développer leur identité et leur patrimoine culturel », pour autant que cela n’interfère pas avec les activités minières.
Une brèche dans la loi liée à l’histoire sanglante de cette région et aux conditions d’acquisition de cette terre des mains des Aborigènes. « Vous savez : les Blancs n’ont débarqué ici qu’en 1860 à l’époque de mon arrière-grand-père, soutient Coedie MacAvoy. Ils ont abattu tous les hommes en âge de se battre ». Les Aborigènes n’ont été intégrés dans le recensement de la population australienne qu’en 1967. La Constitution fédérale australienne ne leur reconnaît toujours pas de droits spécifiques. Mais sur le plan régional, une loi de 2019 garantit désormais leur droit à protéger leur culture. « Nous avons appris à manier leurs armes ; nous avons ouvert la boîte de Pandore », énonce fièrement Coedie MacAvoy, qui a gardé le nom irlandais « emprunté » par son grand-père. À l’aise comme un chef de tribu, il transmet la langue wirdi aux plus jeunes et rêve désormais de créer un esperanto des dialectes aborigènes puisque « tout ce que je dis ou touche est reconnu comme un acte culturel ». De quoi faire enrager le groupe Adani, qui se raccroche à sa concession minière et n’en finit plus d’appeler la police, basée à près de 180 kilomètres.
Public Eye a pu constater avec quelle agressivité la multinationale traite les personnes qui s’intéressent à ses activités. Durant notre enquête sur place, un SUV des services de sécurité nous a suivis le long de la route publique qui mène à la mine et filmés à notre sortie du véhicule devant le camp Waddananggu. Quelques heures plus tard, une missive parvenait par courriel à la direction de Public Eye, nous intimant l’ordre de quitter le périmètre – « leave immediately and do not return » – et nous interdisant de diffuser les images tournées sur place. La lettre conclut en évoquant une plainte déposée à la police locale et en laissant planer la menace de poursuites judiciaires.
Public Eye a fait parvenir une liste de questions détaillées à Adani, qui n’a pas souhaité préciser quels sont les plans de développement pour sa filiale à Genève ou ses ambitions pour la mine Carmichael, ni évoquer son attitude vis-à-vis de voix critiques. La multinationale rejette en revanche « complètement » nos questions sous-entendant que ses entreprises ont agi de façon irresponsable ou contraire aux lois et réglementations en vigueur. « Il est décevant que Public Eye utilise sa position privilégiée en tant qu’organisation basée dans une nation extrêmement riche et développée pour essayer de refuser aux personnes les plus pauvres du monde l’accès à la même énergie fiable et abordable dont les économies avancées bénéficient depuis des décennies », conclut le message envoyé par un porte-parole de la filiale australienne.
Les données en possession de Public Eye démontrent pourtant qu’une part conséquente de la production d'Adani est actuellement redirigée vers des ports néerlandais, allemands, suédois et britanniques. Et donc pas forcément au bénéfice des « personnes les plus pauvres du monde ».
Big dollars et héros en casques de chantier
Le combat mené par la famille de Coedie contre la multinationale peut sembler inégal. Tant le Gouvernement fédéral que celui du Queensland ont déroulé le tapis rouge pour les groupes miniers, qui devraient désormais rapporter, grâce aux cours historiques, 120 milliards de dollars australiens (76 milliards de francs) de recettes pour l’exportation de 400 millions de tonnes de charbon thermique (destiné à produire de l’électricité) et métallurgique (à usage industriel).
Premier mineur de charbon du pays avec 15 mines (deux tiers de sa production), la multinationale zougoise Glencore forme – avec ses concurrents australiens, chinois, japonais et le susmentionné Adani – un puissant réseau d’influence qui dispose de ses propres relais médiatiques et politiques. Au Queensland, le lobby du charbon revendique 58,8 milliards de dollars australiens (plus de 37 milliards de francs) de contribution à l’économie locale et 292 000 emplois, dont 35 000 directs.
Ancien Premier ministre conservateur australien, Tony Abbott décrivait, en juin 2015, le projet d’Adani comme un « miracle » qui permettrait à l’Australie « de devenir une superpuissance énergétique ». Le groupe indien a obtenu un allègement fiscal ainsi qu’un opaque moratoire de plusieurs années sur ses redevances minières. Sous pression, les autorités ont finalement renoncé à octroyer un prêt à la multinationale pour lui permettre de développer sa ligne de chemin de fer. En 2019, un rapport de l’Institute of Energy Economics and Financial Analysis – un think tank qui examine les questions liées aux marchés et politiques énergétiques – avait estimé l’ardoise de ces « cadeaux » à plus de 2,7 milliards de francs, une somme qui serait même la condition de viabilité du projet.
L’opératrice touristique Lindsay Simpson s’est elle-même rendue, avec un groupe d’activistes australien·ne·s, sur les terres de Gautam Adani, dans l’État indien du Gujarat. Leur mission : s’inviter à l’assemblée générale du groupe en 2017, et intercepter la Première ministre du Queensland Annastacia Palaszczuk, en visite officielle, pour lui asséner :
« Vous emporterez dans votre tombe la mort de la Grande Barrière de corail ».
La première rencontre de Lindsay Simpson avec Adani remonte à 2013. Ayant acquis le terminal Abbot Point deux ans plus tôt, le groupe indien voulait alors augmenter ses capacités via de spectaculaires travaux réalisés directement dans la mer de Corail. Pour ce faire, il a cherché à faire avaliser par le secteur touristique le déversement de 3 millions de mètres cubes de sédiments de dragage directement dans l’eau. Reconvertie dans les croisières en voilier, l’ancienne journaliste criminelle du Sydney Morning Herald a refusé, à l’époque, de valider le document produit par Adani et signé par sa faîtière, selon elle « contre dédommagements ».
Lindsay Simpson se décrit aujourd’hui comme autrice d’une fiction et de onze romans policiers basés sur de vrais crimes, « dont celui d’Adani » : Adani, Following Its Dirty Footsteps (2018). Elle y narre les courbettes des politicien·ne·s de la région devant l’industrie minière australienne. Dressant un parallèle entre la colonisation de l’Australie et l’histoire minière, elle pourfend encore « l’hommage » perpétuel et hypocrite rendu à ces « héros masculins de la classe ouvrière en casques de chantier ».
Les premiers gisements de charbon du Queensland ont été découverts en 1825, à l’ouest de Brisbane, alors que la région devait servir de colonie pénitentiaire pour la couronne britannique. L’exploitation à large échelle de la roche sédimentaire, après la transformation en territoire libre moins de deux décennies plus tard, a permis d’alimenter les bateaux à vapeur débarquant les premiers colons.
Dans le country, les zones rurales situées à l’intérieur du pays, la population dépend toujours de ces emplois, source quasi exclusive de revenus avec l’agriculture. Depuis les villages de Collinsville, Clermont ou Emerald – où Glencore possède quelques-unes de ses mines –, on critique plus facilement l’obstructionnisme des milieux écologistes et de défense des Aborigènes que les travers de l’extractivisme. L’arrivée de journalistes y est rarement vue d’un très bon œil, et rares sont ceux qui acceptent de s’exprimer pour un média dont ils ne « partagent pas l’agenda ».
Faire vivre les kids
Luke Holmes n’est pas de ceux-là. Croisé sur son quad alors qu’il regardait pâturer son troupeau, il souhaite toutefois insister sur l’indispensable création d’emplois. « Les kids doivent pouvoir continuer à travailler. Tu ne vas pas devenir docteur ici », crache-t-il avec sa chique, ses deux chiens haletant à l’arrière. Luke Holmes a lui-même travaillé pendant une quinzaine d’années pour un groupe minier, de quoi rassembler les fonds nécessaires afin de s’acheter suffisamment de terres pour en vivre. Les salaires d’entrée atteignent facilement 45 dollars australiens de l’heure (29 francs suisses), près du double pour les personnes plus qualifiées, nourriture et logement compris. S’il reste reconnaissant envers « Big Coal », le fermier admet que « la réglementation est beaucoup plus souple pour les mines de charbon que pour les agriculteurs ».
C’est que le Roi charbon règne en maître sur la région et ne tolère guère la cohabitation. Actuellement, en Australie, 68 projets d’extensions ou d’ouvertures minières sont dans le pipeline, la moitié dans le Queensland, selon les chiffres officiels. Devant la marche conquérante du charbon, certaines familles d’agriculteurs et agricultrices en sont réduites à vivre leur deuxième expropriation dans des pleurs étouffés. Pour contrebalancer, les groupes miniers négocient les dédommagements au cas par cas et rivalisent d’annonces fracassantes quant aux bénéfices pour les communautés locales et au nombre d’emplois créés. Adani avait promis 1500 postes durant la construction et 6750 emplois indirects. Ces chiffres ont depuis été largement revus à la baisse.
Professeur associé en ingénierie environnementale, Matthew Currell s’inquiète, lui, de la mainmise des mines de charbon sur les ressources en eau dans ces régions semi-désertiques. « Le Gouvernement du Queensland a accordé à Adani une licence pour pomper autant d’eau souterraine qu’ils le veulent. Les études d’impact n’ont pas été faites sérieusement », dénonce l’un des auteurs de la tribune intitulée « L’Australie a écouté la science sur le coronavirus. Imaginez si nous faisions de même pour les mines de charbon ». Pour ce chercheur de l’Institut royal de technologie de Melbourne (RMIT), le risque de contamination ou d’assèchement de l’écosystème de sources d’eau de Doongmabulla – abritant des communautés végétales rares et sacrées pour les Aborigènes – est manifeste et a été ignoré devant les intérêts économiques et électoraux.
Le dealer et ses métaphores
Il existe un problème plus lancinant encore sur le plan mondial : celui des émissions. Longtemps, le débat s’est concentré sur le dioxyde de carbone (CO2) généré par la combustion du charbon. Une critique à laquelle les lobbies ont souvent répondu en se défaussant du problème sur les pays où le charbon est consommé.
« C’est la défense du dealer : j’ai beau vendre de l’héroïne, je ne suis pas responsable de ceux qui en consomment », image Peter MacCallum.
Le gouvernement local a d’ailleurs annoncé en grande pompe, fin septembre, vouloir se passer du charbon thermique dans la consommation domestique d’énergie d’ici à 2035. Sans rien mentionner toutefois de son exportation. Une annonce politique qui inspire à Peter MacCallum ce commentaire ironique : « Nous deviendrons ainsi comme la Suisse : nos mains seront propres. »
Le combat écologique se focalise en réalité toujours plus sur la question du méthane, un puissant gaz à effet de serre libéré lors de l’extraction minière. Quatre-vingt-deux fois plus puissant que le CO2, il serait responsable, depuis un siècle, de l’augmentation de 0,5 degré des températures mondiales, selon l’un des derniers rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). En Australie – pays industrialisé le plus vulnérable aux catastrophes climatiques, comme la montée du niveau des eaux ou les feux de forêt –, le cœur des préoccupations écologiques bascule donc de la combustion du charbon vers son extraction et son traitement. Exit la métaphore du dealer pour le pays producteur.
Le cabinet de recherche Ember a analysé, dans un rapport de juin 2022, les fuites de méthane de toutes les mines de charbon australiennes grâce à de nouvelles images prises par un satellite de l’agence spatiale états-unienne (NASA). Résultat : près de deux fois la contamination générée par le parc automobile local, et la situation promet de se détériorer avec les projets miniers dans le bassin de Galilée, comme celui d’Adani, dont la durée de vie s’étend sur plusieurs décennies.
Parmi les mines à ciel ouvert les plus polluantes : Hail Creek, dont Glencore a repris la majorité des parts et ses quelque 7 millions de tonnes de production en 2018. Les images satellite montrent que la mine laisse échapper plus de dix fois la quantité de méthane déclarée par Glencore aux régulateurs. Contacté plusieurs semaines à l’avance, le groupe zougois a refusé de nous laisser visiter la mine, invoquant la « révision du budget annuel ». Sur place, à l’entrée de la route publique qui débouche exclusivement sur la mine et son checkpoint, un panneau vante pourtant l’ouverture et la responsabilité parmi les valeurs de Glencore. Interpelé, le groupe nous a fait parvenir une fiche explicative sur la question des émissions de méthane. Celle-ci décrit le phénomène lié aux mines à ciel ouvert, reconnaît les efforts de réduction de Glencore (en brûlant le gaz ou en le capturant pour le convertir en électricité) et émet des doutes sur l’utilisation d’images satellite, « de nature discontinue », pour les comparer aux émissions déclarées annuellement.
Dans le Queensland, il devient pourtant difficile d’ignorer le réchauffement climatique. Fierté de la région, la Grande Barrière de corail, qui s’étend sur 2000 kilomètres, est en proie à des cyclones toujours plus violents et à une accélération des phénomènes de blanchissement du corail. En mai 2022, une vague de chaleur prolongée a affecté 91 % des récifs, selon un rapport gouvernemental. C’est la quatrième vague depuis 2016. Dans les milieux touristiques, habituellement peu diserts pour ne pas décourager les féru·e·s de plongée et de voile, les langues commencent à se délier.
Né en Californie, Tony Fontes a débarqué sur les côtes d’Airlie Beach en 1979 « pour vivre [son] rêve de plonger dans le récif ». Il n’est plus jamais reparti. Mais aujourd’hui, les sensations ne sont plus les mêmes tant la Grande Barrière de corail a souffert. « C’est l’omerta. Plutôt que de s’unir pour contrer les intérêts miniers qui nuisent au tourisme, les opérateurs préfèrent nier les conséquences du changement climatique de peur que les touristes ne reviennent plus », dénonce-t-il. Lindsay Simpson a, elle, observé l’arrivée d’une nouvelle catégorie de tourisme qu’elle nomme le « disaster tourism », soit des voyageurs et voyageuses pressé∙e∙s de voir la Grande Barrière de corail avant qu’il ne soit trop tard.
Les beaux jours de l’industrie
L’industrie du charbon a pourtant encore l’avenir devant elle. Entre les localités de Capella et Emerald, Glencore a déposé, en avril 2020, des demandes de permis pour construire ce qui pourrait devenir la plus grande mine d’Australie : six puits de charbon pour une production de 20 millions de tonnes par an. Nom de code : Valeria Project. Début des travaux : 2024. Durée : 30 mois, avec son lot d’infrastructures ferroviaires et électriques. Le tout exploitable pendant 37 ans. Soit bien après 2050, date à laquelle le groupe zougois s’est engagé à devenir « net zero » en émissions de gaz à effet de serre.
Sous la pression de ses investisseurs, la multinationale, alors dirigée par Ivan Glasenberg, s’était engagée en février 2019 à limiter sa production de charbon à « environ » 150 millions de tonnes par an. Elle en a produit 103,3 millions en 2021, année encore marquée par la pandémie. Depuis, Glencore n’a pas hésité à racheter les parts de ses concurrents dans la mine colombienne Cerrejón. Ce qui devrait encore ajouter 14 millions de tonnes à sa propre production. Rien qui ne fasse penser au « gel » de la production annoncé par la multinationale, qui se rapproche dangereusement de la limite qu’elle s'était fixée.
Sur les quelque 10 000 hectares qu’occupera Valeria sur le territoire, Glencore a déjà largement fait le ménage. Neuf familles ont déjà été déplacées et le site, sur lequel se trouve deux forêts d’État, est presque entièrement clôturé. Ne reste plus, dans une petite maison, qu’un pilote d’hélicoptère qui attend la fin de son bail, en janvier 2023.
Dans le magasin de journaux de Capella, qui sert aussi de centre d’information, la kiosquière tend directement à ses visiteurs une brochure produite par Glencore, datée de mai 2022, qui résume le déroulé des opérations. « Le projet a commencé il y a des années, ce n’est pas une surprise, résume-t-elle fataliste. Nous avons de nombreuses mines dans les environs : nous savons de quoi il en retourne. »
Un fermier, qui n’a pas souhaité être nommé, ne se réjouit pas plus de se retrouver « assis dans la poussière de Glencore ». En Australie, les mines vident les campagnes. D’autant que, selon l’agriculteur, le groupe n’a pas un bilan glorieux en matière de relations avec le voisinage. Sa propriété borde sur plusieurs kilomètres la future mine Valeria. Et, même s’il n’a aucune envie de quitter cette terre « qui nous a tant donné et fait partie de nous », il y sera contraint par les nuisances occasionnées par l’extraction du charbon.
« Les gens en Suisse doivent réaliser à quel point l’industrie minière est invasive », lâche-t-il gravement.
Sur les terres des Aborigènes
Ce n’est pas Scott Franks qui dira le contraire. Alors qu’il s’oppose au projet de Glencore d’extension de la mine Glendell, située sur les terres de ses ancêtres Wonnarua, l’Aborigène s’est retrouvé ciblé nommément (ainsi qu’un autre activiste), via une pleine page publiée par le groupe zougois dans un média local, comme « cherchant à stopper notre projet » et l’activité industrielle sur une surface de 156 km2 dans la Hunter Valley, en Nouvelle-Galles du Sud. En jeu : 3000 emplois. « La stratégie, c’est de retourner la communauté minière contre les Aborigènes, les Black folks. On a soutenu toutes les mines jusqu’à présent, mais il ne nous reste plus que 3 % de notre pays », analyse Scott Franks avec amertume.
Le projet d’extension de Glendell affecterait le site historique d’un massacre commis en 1826 par la police montée sur un campement aborigène (36 morts). Dans son annonce, Glencore – qui voudrait déplacer une ferme – affirme que la tuerie s’est en réalité déroulée à 20 kilomètres de là et conteste les droits de propriété des deux opposants ainsi que leur représentativité par rapport au peuple Wonnarua. La Commission indépendante de planification du gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud (IPC) a refusé, fin octobre, d’accorder à Glencore le droit d’agrandir la mine de Glendell. Contacté, le groupe minier dit réfléchir à faire recours de cette décision, maintenant que le « massacre de 1826 a eu lieu en dehors du domaine de Ravensworth » et que « la ferme actuelle a été construite après ». Dans sa réponse, la multinationale évoque aussi ses programmes de réhabilitation des terrains miniers ainsi que de soutien aux jeunes Aborigènes. « Nous reconnaissons la relation unique des peuples autochtones avec l’environnement », assure Glencore en évoquant des relations entretenues dans la bonne foi, le respect et dans la recherche « d’avantages mutuels ».
« Glencore ne traite qu’avec les communautés qu’il peut acheter », tacle Scott Franks.
Glencore semble pourtant se soucier davantage de son image après la vague de procédures pénales pour corruption aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Brésil ou en Suisse dirigées contre lui ces dernières années. En Suisse comme en Australie, le géant du charbon cherche à se profiler comme un acteur majeur de la transition énergétique, mettant en avant son rôle dans le minage de cobalt et de cuivre, essentiels à la production de batteries électriques. En Australie, sa campagne « Advancing Everyday Life » lui a valu une plainte pour « comportement trompeur ou mensonger » auprès de l’organisme de protection des consommateurs et des investisseurs. La Coalition pour des multinationales responsables, dont fait partie Public Eye, a également attaqué Glencore pour greenwashing en raison de sa campagne d’affichage dans les transports publics et gares de Suisse. Pas de quoi ébranler la multinationale qui assure que les trois plaintes ont été rejetées, ni de l’empêcher d’ouvrir de nouvelles mines, comme sa concurrente Adani.
L’humour et le flambeau
Mais, à Waddananggu, Coedie MacAvoy a sans conteste la peau aussi dure que son père. Et l’humour grinçant comme cette terre, lorsqu’elle s’infiltre dans les moteurs des 4x4. À l’entrée du camp, il a posé plusieurs panneaux avertissant contre l’entrée non autorisée, sous peine d’être jugé par la justice tribale : « Vous avez vu mon panneau ? Il ressemble à n’importe quel autre panneau, et dans un monde plein de panneaux, personne ne fait plus la différence. » L’année dernière, il a organisé son propre « Tour of Carmichael », une étape reine qui a réuni plus d’une centaine de cyclistes dans le périmètre dessiné pour Adani. « Nous avons la force morale. Nous continuons à vivre donc nous gagnons », assure le trentenaire.
Coedie MacAvoy vivait dans la capitale régionale, à Brisbane, au moment du lancement du projet minier. Il l’admet sans ambages : « Je ne pense pas que ma famille serait retournée dans le country, d’où mon grand-père a été déplacé à la pointe du fusil, si ça n’avait pas été pour Adani. » Coedie, qui a grandi en écoutant les discours de son père, n’a-t-il pas eu envie de se rebeller contre la destinée familiale pour faire autre chose ? N’a-t-il pas l’impression d’avoir hérité d’un conflit sans fin ? « Je n’ai jamais pensé que la génération de mon père allait être le facteur décisif, répond-il simplement. Ils sont encore trop empreints de traumatismes et de colère. »
À l’horizon, le soleil se couche sur Carmichael. Le nuage de poussière s’est dissipé, et la mine est désormais baignée dans le silence. Coedie MacAvoy en profite pour planter un palmier qui, il l’espère, donnera des fruits dans quelques années.
Début décembre 2022, après l’envoi de nos questions, Glencore a déclaré avoir rétrogradé le projet Valeria désormais considéré comme « en révision ». Dans un communiqué de presse, envoyé à un groupe restreint de médias, le groupe évoque « l’incertitude globale » et « l’ambition d’être une entreprise à émissions totales nettes nulles d’ici 2050 ». Les hausses programmées par le Queensland de la redevance sur le charbon, qui ont « entamé la confiance des investisseurs », ont également joué un rôle, selon Glencore. Mi-novembre, le groupe zougois se disait également « préoccupé » par la création, par le Gouvernement australien, d’une éventuelle taxe sur les superprofits.
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Impressum
Reportage : Adrià Budry Carbó, Public Eye
Photos et vidéos : Matthew Abbott/Panos
Illustrations : opak.cc
Conception web : Floriane Fischer, Public Eye