Les cigarettes suisses font un tabac en Afrique

Une enquête de Marie Maurisse, lauréate du prix d’investigation de Public Eye

Chaque année, la Suisse exporte presque autant de cigarettes que de chocolat. Des tests exclusifs montrent que l’industrie du tabac applique un double standard: les cigarettes vendues en Afrique sont plus toxiques que celles fumées en Europe.

Les contours de l'enquête, en moins de trois minutes, par son auteure Marie Maurisse.

Les contours de l'enquête, en moins de trois minutes, par son auteure Marie Maurisse.

En route pour «Casa »

Le jour se lève sur l’ancienne médina de Casablanca. Dans les ruelles étroites de la capitale économique marocaine, les habitants papotent tranquillement, les femmes achètent de la lessive et les enfants jouent à cache-cache derrière les portes en bois sculpté qui ornent les maisons. Devant sa boutique de robes et de djellabas, Marwane tire sur sa cigarette. Ce n’est ni la première ni la dernière de la journée, qui s’annonce très longue, puisqu’il faudra attendre le soir pour fermer boutique. Que fume-t-il? Des Winston, répond-il en nous tendant son paquet. À y regarder de plus près, une mention nous semble familière:

«Made in Switzerland»

Cette phrase, nous l’apercevrons partout lors de notre séjour au Maroc, à la mi-octobre 2018. De l’ancienne médina aux lycées de la ville, en passant par les cafés et restaurants, nous verrons des hommes, des femmes et des adolescents fumant des cigarettes fabriquées en Suisse. Toujours les mêmes: Winston, Camel, et Marlboro.

Ibtissam, une jeune femme installée à la terrasse du café Le Noble, dans le quartier commerçant de Maarif, écrase son mégot dans le cendrier avant de filer au travail. «J’ai commencé à 12 ans et je ne veux pas arrêter, explique- t-elle. Pour moi, c’est une liberté.» Sait-elle qu’elle fume des cigarettes suisses? «Bien sûr. Pour moi, c’est un gage de qualité. Elles sont meilleures que les marocaines.»

Fromage, chocolat et tabac

La Suisse se vante souvent d’exporter dans le monde son délicieux chocolat, ou ses prodigieux mouvements horlogers. Il est un artisanat helvétique qui connaît un grand succès, mais dont elle fait moins la promotion: ses cigarettes. En 2016, 34,6 milliards de cigarettes, soit près de deux milliards de paquets, ont été fabriquées en Suisse. Quelque 25% étaient destinées au marché intérieur. Et près de 75% ont été exportées: de quoi subvenir à la consommation annuelle de plus de 4 millions de personnes fumant un paquet par jour.

En baisse, la part des exportations a été pratiquement divisée par deux depuis 2011. En valeur, le pays n’est d’ailleurs que le quinzième exportateur de cigarettes au monde, loin derrière les Émirats arabes unis, l’Allemagne et la Pologne. Mais pour l’économie suisse, ce commerce reste conséquent:

«Les recettes d’exportation générées par les produits du tabac en 2016, soit 561 millions de francs, sont comparables à celles des principales denrées suisses exportées, comme le fromage (578 millions de francs) ou le chocolat (785 millions de francs)».
Étude de KPMG parue fin 2017

Où vont ces cigarettes? Parmi les destinations, le Japon occupe la première place. Serait-ce la production de Japan Tobacco International qui part pour le «Pays du Soleil levant»? Contactée, la firme ne répond pas précisément à cette question. Le Maroc et l’Afrique du Sud complètent le podium.

Trois géants du tabac sur le sol suisse

Philip Morris International (PMI) a implanté son centre opérationnel mondial à Lausanne. Il possède également une usine à Neuchâtel, d’où sont sorties en 2017 plus de 15 milliards de cigarettes et d’unités de tabac chauffé, soit 15% de la production mondiale du groupe, dont les marques Iqos Heets, Marlboro, Chesterfield ou L&M. Le siège de la holding Philip Morris Products SA est aussi à Neuchâtel. Chiffre d’affaires en 2017: 29 milliards de francs.

Le siège de Philip Morris International à Lausanne.

Le siège de Philip Morris International à Lausanne.

En Suisse, British American Tobacco (BAT) possède des bureaux à Lausanne ainsi qu’une usine à Boncourt, rachetée en 1999 à Rothmans, qui l’avait acquise à la famille Burrus trois ans auparavant. La marque y fabrique les Pall Mall, Gladstone, Dunhill, Lucky Strike, Kent, Winfield, Vogue, Players, Parisienne et Alain Delon. Chiffre d’affaires en 2017: 26 milliards de francs.

L'usine de British American Tobacco à Boncourt.

L'usine de British American Tobacco à Boncourt.

Japan Tobacco International (JTI) est basé à Genève, dans un bâtiment flambant neuf. JTI possède aussi une grande usine située en Suisse alémanique, à Dagmersellen, dans le canton de Lucerne. En 2017, le groupe japonais y a produit 10,8 milliards de cigarettes, réparties entre 16 marques, dont les plus répandues sont Winston, Camel et Natural American Spirit. Chiffre d’affaires en 2017: 18 milliards de francs.

Les bureaux flambant neuf de Japan Tobacco International à Genève.

Les bureaux flambant neuf de Japan Tobacco International à Genève.

Une industrie très secrète

Marie Maurisse: «Difficile d'enquêter sur une industrie aussi secrète que celle du tabac».

À la conquête du Maroc

En 2017, 2900 tonnes de cigarettes suisses ont été exportées au Maroc, soit quelque 3,625 milliards de «tiges». Dans les supérettes, un paquet coûte 33 dirhams (3,5 francs suisses). Les plus modestes achètent les cigarettes à l’unité, pour 2 dirhams. Les paquets sont déclarés: ils portent le timbre du groupe suisse de certification et d’authentification SICPA.

Jusqu’en 2003, les paquets étaient fabriqués sur place, notamment à la Société Marocaine des Tabacs. Après le décès d’Hassan II, une libéralisation du secteur a été déclarée, avec la promulgation de la loi 46.02 sur le tabac manufacturé. Les groupes internationaux ont rapidement envahi le marché. Aujourd’hui, 55% des cigarettes fumées au Maroc sont importées, en majorité de Suisse, puis de Turquie. Les cigarettes arrivent par bateau au port de Tanger Med, ou même à «Casa», c’est-à-dire à Casablanca.

Sur place, nos interlocuteurs assurent que des fonctionnaires des douanes inspectent la marchandise: ils ouvrent le conteneur, choisissent un carton au hasard puis vérifient que le chargement est conforme aux déclarations. Cependant, et c’est une constatation générale de notre enquête, les contrôles portent uniquement sur le paiement des taxes: les composants des cigarettes, ou leur toxicité, ne font l’objet d’aucune surveillance.

Dans le monde, 80% des fumeurs vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire. L’OMS estime à 77 millions le nombre de fumeurs en Afrique – soit 6,5% de la population du continent. L’institution prévoit que, d’ici à 2025, ces chiffres augmenteront de près de 40% par rapport à 2010, soit la plus forte augmentation à l’échelle mondiale. Une «épidémie», selon l’OMS, qui relève que d’ici à 2030, les morts liées au tabac vont doubler sur le continent. Le Maroc semble être, pour les industriels, une excellente porte d’entrée vers ces marchés. Selon une étude du ministère marocain de la Santé, 13% des fumeurs y ont moins de 15 ans. Et la proportion de filles qui fument est en passe d’égaler celle des garçons.

Compenser la baisse des ventes en Europe

En Europe, la tendance est inversée. En vingt ans, les ventes de tabac en Suisse ont baissé de 38%, grâce aux campagnes de prévention et à l’augmentation des prix. C’est pourquoi les fabricants mettent désormais en avant leurs nouveaux outils appelés «reduced-risk products» pour consommer de la nicotine, supposément sans les effets néfastes du tabac. Pourtant, notait récemment Le Temps, pour Philip Morris, «malgré les moyens importants mis en œuvre, l’Iqos ne représente encore que 6% du volume de production du groupe et 12% de son chiffre d’affaires».

En attendant que l’Iqos et autres gadgets pour fumer sans fumée dégagent de vrais revenus – si tant est que cela se produise un jour –, PMI et ses concurrents doivent continuer à vendre des cigarettes. Et en masse. Les marchés émergents représentent une cible privilégiée, tout simplement parce que ces États n’ont pas les moyens de mettre en place des politiques de santé proactives. La voie est donc libre.

Un intense lobbying

Pour séduire leurs jeunes et nouveaux clients et placer leurs paquets de cigarettes bien en vue, les fabricants mènent une politique commerciale très agressive. Au Kenya et en Ouganda, le groupe BAT tente d’empêcher les États de prendre des mesures de prévention contre le tabac, a démontré le Guardian en juillet 2017. Au Kenya, l’ONG Alliance pour le contrôle du tabac (KETCA) a porté plainte. L’affaire est en ce moment dans les mains de la Cour suprême. Au Togo, au Burkina Faso et en Éthiopie, le même fabricant s’est fendu de lettres officielles afin d’expliquer que les paquets neutres n’avaient pas d’effet sur la baisse de la consommation.

Dans les pays riches, dont la Suisse, les fabricants tiennent un discours strictement inverse, puisqu’ils se sont mis à dénoncer les effets néfastes du tabac. Pour convaincre de sa bonne foi, PMI a même contribué au lancement de la fondation «pour un monde sans fumée», en s’engageant à y investir 80 millions de dollars par an pendant douze ans.

Ce grand écart sémantique est dénoncé par l’OMS: «Il est prouvé que des mesures telles que la taxation du tabac, les mises en garde illustrées, l’interdiction complète de la publicité, de la promotion et du parrainage et l’aide au sevrage tabagique font baisser la demande de produits du tabac. (…) Si Philip Morris International tenait vraiment à un monde sans tabac, il soutiendrait ces mesures. Or, il s’y oppose. Il exerce un lobbying à grande échelle et intente des actions en justice longues et coûteuses contre les politiques de lutte antitabac fondées sur des bases factuelles.» L’institution cite notamment l’exemple d’un arbitrage entre PMI et l’Uruguay dans le cadre de l’accord bilatéral de commerce entre la Suisse et l’Uruguay. Le géant du tabac a dépensé 24 millions de dollars pour s’opposer à l’utilisation de mises en garde sanitaires sur les paquets, dans un pays qui compte moins de quatre millions d’habitants. Il a perdu, au terme d’une bataille judiciaire de six ans.

Au Maroc, une loi a bien été adoptée pour interdire la fumée à l’intérieur des bars et des restaurants. Mais, comme l’expliquent sur place le chercheur d’un laboratoire spécialisé et un expert de la Société Marocaine des Tabacs, qui préfèrent garder l’anonymat, elle n’est pas appliquée.

Les programmes de prévention dans les écoles sont rares, et menés par des associations dont le budget est très limité. Quant aux cigarettes elles-mêmes, leur composition n’est pas contrôlée. En 2012, le Maroc a fait passer une loi limitant, à l’image de l’Europe, la teneur en goudron, nicotine et monoxyde de carbone, mais le décret d’application n’a jamais été édicté. Et aucun laboratoire ne vérifie ces valeurs.

Les tests en laboratoire

Comme il n’y a pas de fumée sans feu, nous avons voulu en savoir plus sur la composition des cigarettes fabriquées en Suisse et vendues au Maroc. Nous avons donc entrepris une démarche à notre connaissance inédite: une étude comparative des teneurs en goudron, nicotine et monoxyde de carbone de cigarettes fumées en Europe et au Maroc. Pas si simple, puisqu’il n’existe pas de données publiques sur le sujet. Certes, les valeurs sont parfois notées sur les paquets, mais sont-elles vraiment respectées par les fabricants? Au final, les cigarettes suisses fumées au Maroc sont-elles les mêmes que celles que nous achetons au kiosque à Cointrin ou en France? Le seul moyen d’en avoir le cœur net est d’analyser des échantillons.

Toutefois, il n’existe plus, en Suisse, «de laboratoire qui dispose d’une machine nécessaire à cette tâche», indique Adrien Kay, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Nous avons néanmoins identifié un laboratoire capable d’effectuer une telle analyse: l’Institut de Santé au Travail, à Lausanne, qui dépend du CHUV et fait partie du réseau de laboratoires validés par l’OMS.

Une machine à fumer inédite

Pour accéder à notre demande, Gregory Plateel, chef des laboratoires, et l’analyste Nicolas Concha-Lozano ont fabriqué une machine à fumer. La méthode est presque artisanale: trois becs qui portent les cigarettes, une pompe pour aspirer, un bocal où part la fumée qui est concentrée. Rien n’est laissé au hasard: un ordinateur pilote cette machine, qui prend une bouffée de 35 ml. pendant 2 secondes, toutes les minutes.

Pour être sûr que leur appareil soit bien calibré, ils l’ont d’abord testé avec une cigarette de référence 1R6F: sans marque, elle est fournie par l’Université du Kentucky et spécialement dédiée aux laboratoires de recherche.

Une fois la cigarette «fumée» par la machine, la fumée est analysée, ainsi que le filtre, afin de noter les taux de particules totales, nicotine et monoxyde de carbone. Une seule cigarette n’est évidemment pas représentative : pour obtenir des données fiables, ils en tirent une dans trois paquets séparés, puis relèvent la moyenne des trois valeurs. Ce processus a occupé les chercheurs pendant plusieurs semaines.

Double standard

Gregory Plateel et Nicolas Concha-Lozano ont analysé pas moins de 30 paquets de cigarettes provenant du Maroc, de France et de Suisse que nous leur avons livrés en septembre. Leur méthodologie est conforme aux normes ISO, qui font office de référence pour tous les chercheurs qui font ce type de tests. En Suisse, comme en Europe, les autorités ont instauré la norme du 10-1-10, soit 10 mg. de goudron, 1 mg. de nicotine et 10 mg. de monoxyde de carbone: ce sont les valeurs maximales de ces substances qu’une cigarette vendue sur le marché suisse ou européen peut contenir. C’est cette norme qui a servi de référence pour l’analyse de nos échantillons.

Les résultats sont clairs: les cigarettes fabriquées sur sol helvétique et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on trouve en Suisse ou en France.

Les niveaux détectés révèlent l’existence d’un double standard: les Marocains fument des cigarettes plus nocives que les Européens. Pour chacun des trois paramètres testés, la quasi-totalité des cigarettes produites en Suisse et consommées au Maroc enregistrent une teneur supérieure à celle observée dans les cigarettes suisses et françaises.

Un échantillon de la marque Winston, par exemple, comporte plus de 16.31 milligrammes de particules totales par cigarette, contre 10.5 pour des Winston Classic achetées à Lausanne. Pour la nicotine, la différence entre les cigarettes commercialisées au Maroc et en Suisse est particulièrement frappante: 1.28 milligramme par cigarette pour des Camel «Swiss made» vendues au Maroc, selon les résultats de l’IST, contre à peine 0.75 milligrammes pour des Camel Filters vendues en Suisse. Pour le monoxyde de carbone, qui a pour effet de réduire la quantité d’oxygène circulant dans le sang, les valeurs sont aussi très différentes selon qu’on fume une Winston Blue au Maroc (9.62 milligramme par cigarette) ou en Suisse (5.45 milligramme). Malgré l’appellation rassurante, fumer des Camel light à Casablanca revient à consommer des cigarettes plus nocives que des Camel Filters à Lausanne.

Mais il y a plus grave encore. Dans certains cas, les taux mesurés par les scientifiques romands sont supérieurs à ceux affichés par les marques sur leurs paquets. C’est particulièrement le cas des valeurs de nicotine contenue dans les cigarettes marocaines: les Winston en contiennent près de 1,5 milligramme, alors qu’elles affichent le chiffre de 1. Selon Ivan Berlin, toxicologue à Paris et à Lausanne, dont l’expertise sur le tabac est reconnue internationalement, une dose de nicotine plus élevée augmente l’addiction.

«Et qui dit plus de dépendance, dit plus de difficulté à s’en passer, et donc plus de toxicité.»

Jacques Cornuz, directeur de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne, épidémiologiste et spécialiste du tabac, a dirigé la Commission fédérale de prévention du tabagisme de 2007 à 2014. Confronté à nos résultats, il ne prend aucun détour: «On peut légitimement dire qu’on passe d’un camion de 20 tonnes à un 40 tonnes.»

Les réponses des fabricants

JTI, le fabricant de ces Winston et Camel, précise en réponse à nos questions: «Tous les produits liés au tabac impliquent des risques pour la santé.» Cela dit, «aucune méthode standardisée ne peut reproduire les habitudes réelles de consommation des fumeurs». Les résultats obtenus sont donc, pour la firme, imprécis. En outre, «personne ne peut dire qu’une cigarette est moins toxique qu’une autre, par exemple au niveau du goût». Pourquoi les cigarettes vendues au Maroc sont-elles plus fortes que les autres? À cette question, la firme n’apporte aucune réponse.

Chez PMI, le service de presse souligne que «les consommateurs du monde entier ont des préférences différentes. Sur la base de ces préférences, le tabac est sélectionné selon des mélanges spécifiques et les grades de feuille pour maintenir la consistance et les caractéristiques de chaque marque, comme les Marlboro Rouge».

Pourquoi les Marlboro vendues au Maroc contiennent-elles plus de goudron que celles fumées en Suisse? «Nous déconseillons de nous concentrer sur les goudrons», répond le fabricant. Il existe un consensus scientifique selon lequel «goudron» n’est pas un indicateur précis du risque ou des dommages, et que la communication des mesures «goudron» est trompeuse pour les consommateurs. Quant aux résultats en nicotine, plus élevés que ceux mentionnés sur le paquet, «ils sont conformes aux exigences de la norme ISO 8243, qui autorise un certain écart».

Chez un cigarettier

Depuis le Maroc, nous avons tenté de remonter la filière du tabac pour comprendre comment il est fabriqué, pourquoi la Suisse héberge ces géants de l’industrie et ce qui rend possible l’exportation de cigarettes de qualité inférieure vers les pays en développement.

Nous nous sommes rendus dans la seule usine de cigarettes du pays dont le directeur a accepté de nous ouvrir les portes: chez Koch & Gsell AG, à Steinach. Située dans une zone industrielle de la banlieue de St-Gall, l’entreprise a été lancée en 2015 par Roger Koch, un Suisse alémanique quadragénaire qui possédait auparavant une entreprise de traduction.

Roger Koch, directeur de l'usine de cigarettes Koch & Gsell AG.

Roger Koch, directeur de l'usine de cigarettes Koch & Gsell AG.

Grande liberté

Il fabrique aujourd’hui 30 000 paquets par semaine, dont une petite partie est exportée, mais beaucoup sont consommés en Suisse. Les autorités, il lui arrive d’en voir passer. Des fonctionnaires de différents organes cantonaux viennent examiner la sécurité des machines et les conditions de travail des employés, vérifier que la production ne porte pas atteinte à l’environnement. Les douanes, il les connaît aussi, car c’est elles qui attestent que les produits sont bien déclarés correctement et que les taxes sont réglées au centime près.

Absence de contrôle

Quid des contrôles sur la composition des cigarettes? «Jamais, jusqu’en octobre dernier. Le service d’inspection des denrées alimentaires a pris quelques-uns de nos échantillons pour les analyser. Mais nous n’avons pas eu de retour, j’imagine qu’ils ont surtout testé le CBD.» Une partie de la production de Roger Koch comprend en effet ce dérivé du cannabis. Pour le reste, il envoie chaque mois une centaine de cigarettes au laboratoire allemand ASL, qui se charge de tester la dose de goudron, nicotine et monoxyde de carbone, selon la norme du 10-1-10 instaurée par les autorités fédérales.

Laxisme des autorités

L’Ordonnance fédérale sur les produits du tabac stipule qu’il faut respecter ces seuils: «Quiconque met des cigarettes sur le marché doit être en mesure d’apporter la preuve qu’elles sont conformes aux exigences.» En principe, les cantons sont chargés de veiller au respect de cette disposition. Leur arrive-t-il d’analyser les cigarettes en circulation? Ou d’intervenir chez les fabricants, afin d’être sûrs que leurs ingrédients sont légaux, comme cela se fait parfois chez des distributeurs alimentaires?

«À notre connaissance, les chiffres déclarés sur les paquets ne sont pas contrôlés en Suisse.»
Adrien Kay, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP)

Que se passe-t-il si les résultats des cigarettes Heimat sont supérieurs à ces valeurs? Le rapport du laboratoire n’est pas envoyé aux autorités mais à différents clients, par exemple la Coop. Et il n’y a aucune sanction. «C’est à nous de changer quelque chose, explique Roger Koch. La seule solution est de modifier un peu le mélange du tabac, car il n’y a pas de recette miracle pour modifier ces taux. On peut lessiver le tabac avec un peu d’eau, mais cela perdrait en qualité. On pourrait aussi perforer les filtres, afin que l’absorption de la fumée soit plus aérée. Mais c’est de la triche, nous ne le faisons pas.»

Dans ses cigarettes, Roger Koch peut mettre des dizaines de produits, selon la liste que l’OFSP publie sur son site. Lui ne le fait pas. Une telle liberté ne serait pas possible au sein de l’Union européenne (UE), indique-t-il. Pour vendre ses Heimat dans l’UE, il prévoit de construire une usine en Allemagne, à quelques kilomètres de Steinach.

Un paradis réglementaire

La Berne fédérale se montre très réticente face à tout éventuel durcissement de la réglementation. La présence des géants du tabac sur le sol suisse n’y est évidemment pas étrangère. Selon un rapport de KPMG paru en octobre 2017, les retombées totales (directes, indirectes et contributions publiques) de cette industrie sont estimées à 6,3 milliards de francs par an, soit environ 1% du PIB helvétique. Le secteur emploie directement quelque 11 500 salariés, soit environ 0,2% de la population active du pays. Sans compter les emplois indirects, comme les cultivateurs de tabac, liés à la filière. Les retombées fiscales, elles, ne sont pas négligeables. Sur le sujet, le secret est de mise. Mais à Neuchâtel, il se murmure que la contribution de PMI représente la moitié des impôts payés par les entreprises du canton.

Pour séduire les cigarettiers, la Suisse a plus d’un atout dans sa manche. Mais sa loi, particulièrement souple, est probablement le plus important. Les cigarettes et leur composition sont en effet régies par l’Ordonnance sur le tabac. Selon ce document, les ingrédients autorisés incluent l’ensemble des arômes admis pour les produits alimentaires, le sucre, le miel, les épices et tous les édulcorants alimentaires à l’exception de deux, le sucralose et le sel d’aspartame-acésulfame. On peut donc y trouver une palette d’agents humectants, des produits de blanchiment des cendres, des accélérateurs de combustion, des agents conservateurs et, finalement, des adhésifs et liants.

«À l’origine, ces ingrédients ne sont pas destinés à être brûlés pour être ensuite inhalés. Leur combustion produit souvent des substances toxiques, voire cancérogènes.»
Pascal Diethelm, président de l’association antitabac OxyRomandie.

Il relève aussi que l’ordonnance ne contient aucune exigence de protection de la santé du consommateur. Tout au plus, «les données toxicologiques des additifs utilisés, avec et sans combustion, doivent être indiquées pour autant qu’elles soient connues de la personne soumise à la déclaration». Selon son analyse, il suffit à la personne soumise à la déclaration de dire qu’elle ne connaît pas les données toxicologiques, et sa recette sera autorisée.

Par comparaison, la réglementation européenne est beaucoup plus restrictive.

Les exportations échappent au radar

Si la Suisse ne contrôle pas les cigarettes fumées par ses habitants, elle ne s’intéresse pas plus à celles produites sur son sol et exportées, confirme l’Administration fédérale des douanes (AFD). Car ce ne sont pas les normes suisses qui s’appliquent, mais bien celles du pays qui importe ces cigarettes.

Contrairement à l’Union européenne, dont la directive 2001/37/CE fixe, pour la teneur en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone, des limites maximales valables pour les cigarettes exportées. C’est donc un avantage comparatif pour la Suisse: elle est la seule, sur le continent européen, à produire des cigarettes plus toxiques que celles fumées par ses propres ressortissants.

La Confédération promeut ainsi et profite de l’existence d’un double standard, quitte à aggraver les problèmes de santé publique dans les pays importateurs.

Interrogé à ce sujet, l’Office fédéral de la santé publique explique que l’absence de contrôle sur les exportations découle de la «volonté du Parlement». En 2012, une motion déposée par le PLR neuchâtelois Laurent Favre, devenu depuis conseiller d’État de ce même canton, demandait que «les cigarettes produites en Suisse puissent continuer à être exportées sans restriction vers les États non-membres de l’UE»: elle a été approuvée.

Comme nous l’avons constaté à Casablanca, le Maroc ne contrôle pas les composants des Winston et des Camel importées de Suisse. Les douanes se contentent de s’assurer de la conformité fiscale des conteneurs. Le cas marocain n’est pas unique: rares sont les pays équipés d’un laboratoire qui analyse systématiquement les cigarettes importées. Selon l’OMS, le Burkina Faso est le seul pays d’Afrique à le faire.

Même lorsque les contrôles existent, les règles sont parfois pipées: en France, le Comité national contre le tabagisme a récemment porté plainte contre les fabricants, les accusant de falsifier les tests en perçant les filtres de micro-trous, afin que les quantités analysées par la machine soient moins élevées que lorsqu’un fumeur tire sur sa cigarette en comprimant le filtre avec ses doigts… Une possibilité qu’évoquait justement Roger Koch. Le mode opératoire rappelle aussi le scandale des moteurs truqués de Volkswagen, qui affrontait récemment ses premiers procès en Allemagne pour avoir équipé ses voitures d’un logiciel capable de biaiser les tests antipollution.

Une armée de lobbyistes au Parlement suisse

Les fabricants mettent beaucoup d’énergie à saper la volonté des pouvoirs publics de légiférer sur le tabac. La Suisse n’échappe pas à ces «efforts de dissuasion». Dans un si petit pays, où l’industrie joue un rôle économique significatif, les liens des firmes avec les politiciens sont importants. Un documentaire récent de Temps Présent a montré le rôle joué par l’association «l’Alliance des entreprises pour une politique de prévention modérée (AWMP)», qui compte actuellement douze sénateurs et quarante députés, soit près d’un cinquième des parlementaires fédéraux, et milite contre un renforcement des mesures antitabac.

«Attention, ce parlement peut nuire à votre santé». Temps Présent, 6 septembre 2018.

«Attention, ce parlement peut nuire à votre santé». Temps Présent, 6 septembre 2018.

Les élus qui adoptent le point de vue des cigarettiers sont donc nombreux. Certains sont facilement identifiables, comme Gregor Rutz, conseiller national UDC et président de la communauté du commerce suisse en tabacs. D’autres n’entretiennent que des liens indirects avec le secteur, mais combattent le renforcement de la politique de prévention sur le sujet, comme Hans-Ulrich Bigler, directeur de l'Union suisse des arts et métiers (USAM). D’anciens députés sont devenus salariés de ces groupes, comme la Neuchâteloise Sylvie Perrin Jaquet, qui se vante sur son site internet d’être consultante pour PMI et dispose d’un badge d’accès au Parlement.

À Neuchâtel, canton où se situe le siège de PMI ainsi que son usine, le président du Conseil d’État Laurent Favre avait milité en 2012, lorsqu’il était député à Berne, contre l’adoption en Suisse des nouvelles mesures 10-1-10 prises par l’Union européenne. Aujourd’hui, il refuse notre demande d’interview sur le sujet, au prétexte qu’il s’agit d’un «ancien mandat».

Un enjeu actuel

En octobre dernier se tenait la «Huitième session de la Conférence des Parties à la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac». Cette réunion, dite COP8, visait à renforcer les contrôles et la traçabilité dans l’industrie du tabac, mais aussi à interdire la publicité. Dans les couloirs, le représentant de la Suisse à la conférence rasait les murs: Berne n’a pas ratifié le document et n’est prêt à aucun compromis.

Pourtant, les chiffres de l’OMS sont accablants: le tabac tue un fumeur sur deux. Chaque année, sept millions de personnes en meurent.

C’est au Parlement qu’il revient de changer cela. Les députés débattent actuellement de la nouvelle loi sur le tabac, qui était censée limiter la publicité pour les cigarettes. Selon les informations que nous avons obtenues sur l’avant-projet, le contraire pourrait bien se passer: le paquet neutre partirait aux oubliettes, de même que la restriction de la publicité.

Les députés suisses doivent sans tarder contrer ce projet et mettre fin à la schizophrénie d’un pays qui dépense 1,7 milliard de francs par an pour soigner les personnes rendues malades par le tabac, mais ouvre grand la porte à une industrie mortifère. Et qui finance des programmes contre le tabagisme en Tanzanie, tout en permettant à PMI, BAT et JTI de fabriquer, sur son sol, des cigarettes hautement toxiques qui seront fumées là-bas.

Le prix d’investigation de Public Eye

Dévoiler des faits cachés peut changer le monde: c’est fort de cette conviction que Public Eye a décidé de créer, à l’occasion de son 50e anniversaire, un «prix d’investigation» destiné à soutenir le travail de journalistes ou d’ONG qui enquêtent sur les pratiques de sociétés suisses et leurs conséquences délétères dans les pays en développement ou émergents.

Parmi 55 propositions en provenance d’une vingtaine de pays, un prestigieux jury a sélectionné deux projets, qui ont été financés par la foule: plus de 300 personnes ont contribué à notre campagne de financement participatif. Elles ont permis à Marie Maurisse de réaliser cette enquête, et à Nicola Mulinaris, de l’ONG Shipbreaking Platform, et Gie Goris, de MO* Magazine (Belgique), de mettre en lumière le rôle des sociétés suisses dans le démantèlement sauvage des bateaux en Asie du Sud . Qu'elles s'en voient ici remercier!

Bien que centré sur le présent, le prix d’investigation créé en marge du jubilé de Public Eye reflète aussi la longue tradition d’investigation de cette organisation, qui a toujours associé son travail de plaidoyer et de campagne à la mise en lumière, souvent ardue, d’agissements illégitimes ou illégaux venant souligner la nécessité d’agir.

Pour découvrir nos prochaines enquêtes, des reportages exclusifs et en savoir plus sur le travail de Public Eye, commandez gratuitement les trois prochains numéros de notre magazine ou abonnez-vous à notre newsletter!

Une enquête de Marie Maurisse, journaliste d’investigation indépendante, réalisée en collaboration avec Théa Ollivier, journaliste à Casablanca. Photos: Louis Witter/Hans Lucas, Mark Henley/Panos Pictures, Feisal Omar/Reuters, Marie Maurisse, Sébastien Monachon. Infographie: opak.cc. Vidéos: Maxime Ferréol et Géraldine Viret, Public Eye. Conception web: Floriane Fischer, Public Eye.